Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
TU TE
RAPPELLES ?
Le
monsieur distrait (pour lui-même) : Il faut que je me rabiboche avec
ma petite femme, c’était vraiment une saloperie ce que j’ai fait, et en réalité
c’est elle qui a raison, j’étais seulement en colère et je n’ai pas voulu le
reconnaître. Elle va encore me faire la tête toute la soirée. Comment faire la
paix ?... De quoi lui parler ?... Ça y est, j’y suis ! De nos
souvenirs… des souvenirs de notre amour… ça lui a toujours fait de l’effet… (À haute
voix, avec tendresse.) : On rentre ?
Madame (boudeuse) : Évidemment, où tu veux
qu’on aille ?
Monsieur :
Faisons une petite promenade… Le soir est si beau.
Madame : Où
tu veux qu’on se promène ?
Monsieur : Par
ici… vers le bois… où il y a des chênes…
Madame : Pourquoi
par-là ?
Monsieur : J’aime
cet endroit… Dieu sait pourquoi…
Madame (ironiquement) : Tiens
donc !
Monsieur : Oui…
Oui… Je l’aime beaucoup… Allons-y…
(Ils
vont dans cette direction.)
Madame : Je
ne comprends pas ce que tu lui trouves…
Monsieur (tendrement) : Tu ne comprends
pas ?... (Il la regarde
significativement.)
Madame (hausse les épaules.)
Monsieur (doucement, en faisant légèrement vibrer ses
cordes vocales, une octave plus bas que sa voix normale) : Tu te
rappelles ?...
Madame : Quoi ?
Monsieur (poursuit de la même voix) : Lenke… Tu te rappelles ?...
Madame (étonnée) : Quoi donc ?
Monsieur (pour lui-même) : Elle est dure à
adoucir… Elle ne veut pas gober mes sentiments. (À haute voix) : Rien, rien. Si tu l’as oublié… Moi je
n’oublierai jamais, jusqu’à la fin de ma vie… Mais laissons, tant pis, si tu ne
t’en souviens vraiment pas…
Madame : Mais
dis-le, dis-le.
Monsieur : Un
petit rien… une bêtise… un enfantillage… Mais tout de même… les arbres… quand je
les vois… ça me revient chaque fois… (Profond
soupir.)
Madame : Il
te revient quoi ?
Monsieur : Le
soir où… Mais laissons, je vois que tu as déjà oublié. (Pour lui-même.) Ça va lui faire de l’effet.
Madame (le regarde) : Dis-le, puisque
tu as commencé. Que s’est-il passé ce soir-là ?
Monsieur (pour lui-même) : Ah, ah, elle
a mordu. Je le savais bien. Ça a toujours marché, avec les souvenirs. (D’une voix douce mais brûlante.) Ce
soir-là quelqu’un s’est promené par ici avec quelqu’un… Deux êtres jeunes… Un
garçon et une fille… qui se trouvaient entre eux pour la première fois…
Madame (le regarde, fermement) : Continue.
Monsieur (pour lui-même) : Ça marche. (À
haute voix.) : Tu ne t’en souviens vraiment pas, Lenke ?
Madame : Mais
si… Ça me revient… Continue, s’il te plaît…
Monsieur (avec une émotion intime et profonde) : Ici…
nous nous sommes arrêtés à ce chêne-ci, Lenke… Tu
m’as dit… « Je me sens un peu fatiguée, Lajos »… et tu t’es assise
sur ce banc… Mais laissons cela ! (Soupir
trémolo.)
Madame (s’anime) : Non… ne laissons pas cela… Dis-le, au contraire… Continue…
Monsieur (pour lui-même) : Ça marche,
bravo !... Je savais que ça ferait de l’effet… Et je n’ai pas encore joué
ma carte maîtresse… Pourvu qu’elle ne repense pas à… (Vivement.) Tu t’es assise sur le banc et moi je suis resté debout…
Et tout à coup j’ai vu que tu pleurais… Tu te rappelles ?...
Madame (encore plus animée) : Continue !
Monsieur (débite avec vivacité) : « Pourquoi
pleurez-vous, Lenke ? » je t’ai demandé… Tu
n’as pas répondu… Et alors d’un coup j’ai tout compris… J’ai passé mon bras sur
ton dos… Tu m’as laissé faire…
Madame (les yeux étincelants) : Et
alors ?...
Monsieur : Alors…
alors… tu t’es donnée à moi… pendant que les feuilles
du chêne se répandaient sur nous telles une pluie d’or, elles se souriaient et
se faisaient des signes de bonheur… (Pour
lui-même.) C’était joliment dit.
Madame (en perd la respiration) : Oui…
oui… superbe… Dis-moi… tu es sûr que c’est devant ce chêne… que ça nous est
arrivé ?...
Monsieur (pour lui-même, en se félicitant) : Et
maintenant on sort la carte maîtresse ! (À haute voix, très animé.) Si c’est sûr ? J’en ai la
preuve !
Madame : Vraiment ?
Monsieur : Une
heure plus tard, en souvenir de notre bonheur, nous avons tous les deux gravé
notre nom… Les deux noms sont entourés d’un cœur et d’une torche… Ça doit se
trouver là, tout près du banc… Le plus beau souvenir de ma vie, je me rappelle
jusqu’au moindre détail !... Pas comme toi, Lenke…
Madame (court à l’arbre, éclate de rire.)
Monsieur (étonné) : C’est là, n’est-ce
pas ?
Madame (revient et administre deux gifles au
monsieur distrait) : Salaud ! Enfin tu avoues ce dont je me
suis toujours doutée !
Monsieur : Pardon ?
Madame : Je
me suis toujours doutée que tu avais une liaison avec Margit Gráf avant de m’épouser… Tout est fini entre nous ! (Elle le gifle encore une fois et part.)
Monsieur distrait (s’approche de l’arbre où on lit clairement
entre le cœur et la torche les deux noms : « Lajos et Margit ») : Nom
d’une pipe… Où avais-je la tête… Mais c’est vrai… Ça me revient, ce soir-là
dans le bois… C’était avec Margit… Et pas avec ma femme…
Pesti Napló, 14 avril 1918.