Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
AIMABLE
LECTEUR,
je te demande humblement de ne pas
considérer cela comme une l’indiscrétion, je ne te connais pas, j’ignore qui tu
es, je ne songe pas à toi, je ne parle pas à toi, ce n’est pas de tes frusques
qu’il s’agit, je te prie humblement de l’accepter, de ne pas les endosser
vraiment, ou si tu avais quand même des doutes ou des réserves, la prochaine
fois je ne t’appellerai pas lecteur, mais pecteur ou tecteur, pour que tu n’imagines pas que je parle de toi.
Car, comprends bien, cher zecteur, je suis rentré chez moi, je me suis couché, je me
suis endormi, et j’ai rêvé que j’étais Goethe et que j’étais en train de
rentrer heureux chez moi, parce que Schiller venait de dire du bien de ma pièce
intitulée Faust, lorsque, ô aimable lecteur, un jeune artisan se plante devant
moi et avec le cri « Je suis Móric Fajszt » me transperce avec son couteau, puis il
explique aimablement à mon cadavre qu’il avait une connaissance, un étameur,
dont le beau-frère de la cousine de la mère était un jour très malade, on a
appelé auprès de lui Májer, qui l’a fortement
rabroué, il l’a traité de tous les noms, entre autre de pauvre diable, alors
moi, c’est-à-dire Goethe, c’est certainement de lui que j’ai tiré mon thème
avec Méphisto, alors comment osé-je, moi, écrire sur son beau-frère par
alliance ?
Après cela j’ai vite changé de nom et sous
le pseudonyme d’Imre Madách j’ai écrit La
tragédie de l’homme. Après la première un homme s’est présenté chez moi, il
a dit s’appeler Xavér Ádám
et il m’a invité à révéler sur-le-champ qui m’a dit que sa femme,
Éva Abracadabra se sent mère, et en quoi ça me regarde. Je lui ai promis
que, puisqu’il avait deviné que j’avais découvert le pot aux roses, je
retirerais de l’affiche la pièce que j’ai écrite sur lui, et que sous le
pseudonyme d’Alexandre Dumas j’écrirai une autre pièce que j’intitulerai La dame au camélia.
Hélas, je n’ai pas eu de chance. Peu après
il s’est avéré que cette pièce avait été inspirée par Alajos Kaméliás, de Beregszász, dont la
grand-mère à l’âge de soixante-dix ans est morte de la phtisie, tout comme
Marguerite Gauthier.
J’ai eu les mêmes avatars avec
Don Juan que j’avais écrit sous le pseudonyme de Byron. Un Tsigane
bigleux, unijambiste s’est planté devant moi pour demander réparation pour
avoir osé écrire à son propos qu’il séduisait les femmes – peut-être crois-je
qu’il ne sait pas que je sais qu’il s’appelle Pável Picege, que j’avais déformé en Don Juan ? Ma ruse
est transparente !
Cette fois j’ai compris que je ne réussirai
pas dans les belles-lettres. Je me suis donc adonné aux sciences. Après vingt
années de travail acharné, sous le nom de Coperaleus
j’ai édité mon grand œuvre dans lequel j’explique que c’est la Terre qui tourne
autour du Soleil et non l’inverse, comme on le croyait. Deux jours après la
parution de mon ouvrage la maréchaussée m’a emmené dans une geôle, sur la
dénonciation d’une certaine Madame Krepeczka,
qui avait crié vengeance en hurlant qu’elle allait me montrer si oui ou non on
avait le droit d’écrire sur une femme honnête, elle, que son voisin
Samu Terre tournait autour d’elle, alors qu’auparavant c’est elle qui
tournicotait autour de Samu, pourtant je devrais bien savoir que Samu ne
l’intéressait pas du tout, et que celui qui l’intéressait c’était Krakszmaksz, de Turbafalva.
J’ai préféré passer à la philosophie. Sous le nom de Kant j’ai
écrit « Kritik
der reinen Vernunft[1] », et de Schopenhauer « Welt,
als Wille und Vorstellung[2] ». Mais j’ai aussitôt dû retirer l’un comme l’autre, parce que Eulalia Welt
a bientôt découvert que c’est son idylle
amoureuse avec Monsieur Abel Vernünftig qui
m’avait servi de modèle.
Ma dernière tentative m’a amené dans le
domaine des sciences naturelles. Sous le nom de Brehm j’ai écrit mon œuvre
gigantesque, Le monde animal. Les
conséquences en ont été effroyables ! Dès le lendemain ma maison a été
assiégée – le plombier Bendeguz Renard m’a
assommé pour l’avoir traité de rusé. L’épicier Jakab Courtilière
m’a arraché la langue pour avoir écrit qu’il était laid et qu’il sentait
mauvais. Gábor Hyène, de Ófalu, m’a attaqué avec
une massue parce que j’avais prétendu qu’il aimait la viande pourrie. Et enfin
l’enseignant A. Asinus s’est assis sur mon
estomac pour avoir diffusé qu’il n’était qu’un âne !
Je me suis réveillé en hurlant – mais je
demande humblement à Monsieur János Hurlant et à
Monsieur Géza Réveillé et à Monsieur Antal, dans la mesure où
des Messieurs de ces noms existent de ne pas se formaliser, car ce n’est pas
d’eux qu’il s’agit.
Pesti Napló, 21 avril 1918.