Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
NUTRITION DES
ENFANTS
Au vu de certains signes inquiétants, le ministère de
l’intérieur planche sur le problème de la nutrition des enfants. Pour ce faire,
ils ont posé des questions à des personnes illustres, pour savoir de quoi ils
s’alimentaient dans leur enfance, pour devenir si intelligents. Ils n’ont
interrogé que les plus intelligents, tels que ma modeste personne. Ma personne
insignifiante a longtemps réfléchi pour se souvenir de ce qui m’a rendu si
intelligent, mais rien n’est revenu à l’esprit de ma modeste personne, parce
que j’ai mal à la tête dès que je dois réfléchir.
Voici de quoi je m’alimentais quand j’étais
enfant.
Durant mon séjour à Pécel
j’étais confié pendant deux ans à compter de ma naissance à la surveillance de
Madame Szidónia Keserű.
Pendant cette période à l’emplacement situé à côté de la cabane derrière
laquelle on dépose les ordures, délaissé sans surveillance, je sélectionnais
soigneusement mon alimentation.
Je mangeais du sable et du petit bois, que
j’appréciais particulièrement trempé dans de l’eau. Grâce à mon excellent
instinct d’hygiène je refusais ce liquide blanc que, versé dans une bouteille,
on essayait d’introduire dans ma bouche à l’aide d’un embout en
caoutchouc ; ce faisant, ce liquide blanc aurait immanquablement coulé
dans ma bouche si je m’étais laissé faire. Tout cela m’a longtemps gêné,
jusqu’au jour où j’ai réussi à casser la bouteille et j’ai enfin pu manger ce
caoutchouc savoureux sans que le liquide périlleux ait pu couler en moi. J’ai
mangé en outre : du verre (j’ai aimé la variante fine facile à mâcher – je
l’ai normalement saupoudré de sable pour que ça glisse mieux). Rarement
j’arrivais à dénicher de la bougie et du coke, que pourtant j’aimais bien – et
une seule fois j’ai pu me nourrir d’une demi-paire de bretelles – elle était
déjà passablement sèche, mais encore savoureuse. Jour après jour j’inspectais
la cabane à outils située au bas de notre jardin. J’y accédais aisément à de la
colle de farine fraîche et à du mortier – la rouille grattée sur de la vieille
ferraille, je préférais la consommer mélangée à du sable, en veillant à ne pas
y mêler des pièces détachées malpropres, propres à mettre ma chère santé en
danger.
Pendant une période une passion
épouvantable aurait pu m’être fatale. En effet, sous un banc j’ai trouvé un
livre en sept volumes, si je me rappelle bien, il s’agissait des poèmes
érotiques d’Ada Negri[1] – sur papier trempé fondant, tartiné en
couches épaisses d’une excellente encre d’imprimerie au goût vineux – c’est
surtout sur la page « Soirée assoiffée de baisers » que
s’accumulaient énormément de lettres. J’y revenais jours après jours, et je me
suis gavé sous ce banc. J’aimais d’abord lécher les lettres, avant de manger le
papier. C’était très bon, mais plus tard je me suis rendu compte que cela
risquait d’affaiblir l’intellect en devenant une passion – et je m’en suis
déshabitué grâce à une volonté de fer. Je n’en ai consommé que quatre-vingt-deux
pages.
En un premier temps je me suis privé de
manger de la viande. Je me suis contenté de ronger un ou deux ongles de mes
orteils avant le déjeuner. Je méprisais la viande, néanmoins un jour j’ai
aperçu un joli objet noir par terre qui à ma grande surprise et ma grande joie
s’est mis à bouger. Je l’ai immédiatement attrapé, j’ai d’abord mangé la tête,
mais alors il bougeait encore, ce que je ne pouvais pas tolérer, j’ai donc vite
mangé la totalité, offusqué que des aliments puissent bouger. Aujourd’hui
encore j’aimerais savoir ce que c’était.
Une maladie soudaine a mis fin à ma
nutrition infantile et à mes joies gastronomiques – à ma grande surprise et ma
plus grande frayeur, dans la moitié inférieure et la moitié supérieure de ma
bouche toute une série d’excroissances osseuses ont poussé, qui me gênaient
dans mon alimentation. J’ai d’abord tenté de les manger, mais sans y parvenir.
Depuis lors je subviens à mes besoins avec des aliments artificiels.
Pesti Napló, 3 mai 1918.