Frigyes
Karinthy : "Nouvelles parues dans la presse"
VOILE
Balaton-Lapinou, juillet
Moi (je commence à me sentir un peu plus
tolérablement, après trois semaines continues de chutes de neige,
le soleil brille enfin, mon mal espagnol est passé, j’ai
acheté une demi-livre de montmorency, j’ai fait trempette dans le
Balaton, et maintenant, fatigué et satisfait, je suis assis sur la
terrasse, j’ai bu un café, et en clignant des yeux, avec
délectation, je décide que le dernier chapitre du récent
roman fantastique de Meyerink, chapitre dans lequel
il s’avère qui était vraiment le fantôme sanglant, je
ne le lirai pas, même s’il marche sur la tête, je vais
plutôt faire un petit somme.)
Lui (entre et porte un regard mystérieux
autour de lui. Solennellement) : Viens avec moi.
Moi : Maintenant ?
Qu’est-ce que tu veux ? Où tu veux que j’aille ?
C’est en ce moment que je commence à me sentir à
l’aise.
Lui (mystérieusement) : Viens,
simplement. Tu expérimenteras un plaisir que tu n’as jamais connu.
Moi : Mais
très cher, j’ai promis qu’à quatre heures je serais
au tennis.
Lui (dédaigneux) : Tennis !
(Solennel.) Je t’emmène
faire du bateau à voiles ! Alors ? Je voulais te faire la
surprise. Nous allons faire une belle excursion.
Moi (poliment) : Vraiment ? Tu
m’emmènes faire du bateau à voiles ?
Lui : Oui.
C’est bien ce que j’ai dit. Du bateau à voiles. Qu’en
dis-tu ?
Moi (poliment) : Oh… Tu
l’imagines bien… Je suis heureux… Ça ne pourrait pas
se faire à six heures ?
Lui (avec mépris) : À
six heures ? Prendrais-tu mon voilier pour un minable tacot, ou un avion,
que l’on peut commander pour six heures ? C’est maintenant
qu’il y a du vent, c’est maintenant qu’il faut y aller.
Allons-y !
Moi : Oui,
tu es très aimable… seulement… je voulais dire… (J’y vais en traînant les pieds.)
(Nous
arrivons sur le quai. Le voilier est là-bas, il tangue.)
Lui : Nous
avons un vent superbe. Viens, montons dans le canot.
Moi (incertain) : Dans le
canot ? Le voilier ne peut pas venir nous chercher ?
Lui (avec mépris) : Ici ?
Tu prends mon voilier pour un porteur ou un garçon coursier que
l’on peut siffler ? En ce moment il est à l’ancre car
le vent est de sud-est. C’est nous qui y allons.
(Nous
montons dans le canot et à la rame en une demi-heure nous atteignons le
voilier. Nous montons à bord.)
Lui (victorieusement) : Alors ?
Qu’est-ce que tu en dis ?
Moi (poliment) : C’est
merveilleux ! Comme il est… il est… Mais… comme il est
blanc !
Lui : Regarde
cette vue ! (Il montre à
droite, avec un geste comme si voilier faisait corps avec le paysage.)
Moi (je ne vois rien parce que j’ai la
voile sous le nez.) : C’est splendide !
Lui (victorieusement) : Hein ?
Ça, c’est du plaisir ! Ce n’est pas comme le tennis ou
la baignade !
Moi : Mais
pourquoi tu ne lèves pas l’ancre ?
Lui : Je
l’ai déjà levée.
Moi : Alors,
pourquoi le bateau ne bouge pas ?
Lui (avec mépris) : Parce
que le vent est tombé. C’est ça le vrai plaisir. Quand le
vent est tombé.
Moi : Un
vrai plaisir !
Lui : Je
pense bien !
Moi (deux heures plus tard, temps pendant lequel
j’ai regardé la voile, et j’y ai découvert un trou de
la taille d’une tête d’épingle, à travers
lequel on pouvait voir le ciel.) : Dis, le vent est toujours
tombé ?
Lui (avec mépris) : Tombé ?
On a un vent du nord d’au moins vingt nœuds. Le vent, c’est le
plus beau.
Moi : Alors
pourquoi est-ce qu’on n’avance pas ?
Lui (avec mépris) : Dans un
tel vent ? Il risquerait de nous drosser, ça ne raterait pas. (Il tapote le poitrail de la voile.) Tu
crois que c’est un moulin à vent ou une hélice, que
n’importe quel vent lui est égal ? J’ai rejeté
l’ancre pour ne pas bouger.
Moi : Ah,
je comprends. (Je regarde la voile encore
pendant deux heures.)
Lui (pousse un cri) : Fais gaffe,
on vire !
Moi (je fais gaffe. La barre de gouverne me cogne
la tête et me renverse en arrière.)
Lui (hurle) : Touche pas la
gouverne, on pourrait chavirer !
Moi (poliment) : Pardon ! (J’essaye de me retourner, mais la
barre me cogne la tête.)
Lui (hurle) : Qu’est-ce que
tu fais ? Change de siège quand le vent tourne !
Moi (je me mets à quatre pattes pour
passer de l’autre côté. La barre me cogne la tête.)
Lui (hurle) : Que fais-tu, pour
l’amour du ciel ? Tu portes tout le poids à gauche !
Reviens vite, le vent a encore tourné !
Moi (je ne vois rien de la tête qui hurle,
parce que la voile me la cache. J’essaye de faire le poirier. La barre me
cogne le ventre.)
Lui (hurle quelque chose que je ne comprends pas.)
Moi (poliment) : Répète,
s’il te plaît ! (Le foc
me cogne la tête.)
Lui (fait surgir sa tête du fond du bateau,
il hurle, hors de lui.) : Qu’est-ce que tu fais ? Tu
t’es couché sur le tire vergue, le vent a
fait basculer la barre ! Lâche la corde !
Moi (je souris poliment) : Oh,
pardon ! (Je reçois la corde
à la tête.)
Lui : Fais
gaffe, on croise ! Le vent tourne, nous irons dîner à
Tihany !
Moi (deux heures plus tard je reviens de mon
évanouissement.) : Nous sommes à Tihany ?
Lui (avec mépris) : À
Tihany ? Tu voulais peut-être dire Aliga ?
Moi : On
n’allait pas à Tihany ?
Lui (avec mépris) : On
allait, on allait ! Entre-temps le vent a tourné ! Tu crois
que c’est un métro qui va où les rails le conduisent ?
Moi (humblement) : Et quand est-ce
que nous arriverons à la maison ?
Lui (avec un profond mépris) : Parce
que tu as envie de rentrer ? Dans ce cas j’amène la voile. (Il amène la voile,
j’aperçois enfin l’eau.) Attrape ces rames et
rame !
Moi : Ramer ?
Lui : Comment
veux-tu autrement prendre la direction que tu cherches ? Tu ne vois pas
que le vent est au sud ? C’est le plus beau, le vent du sud ! (Victorieusement.) Alors, tu t’es
bien amusé ?
Moi (gémissant sous l’effort de
ramer, mais heureux car la rive s’approche.) : Oui,
c’est merveilleux !... Mais ne pourrait-on pas amener la voile
dès le départ ?
Pesti Napló, 14
juillet 1918.