Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

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LA FEMME ET LA DEMENTIA PRÆCOX

ou

La femme est un mystère

 

(La solution se trouve dans « Le manuel des maladies mentales »
de Moravcsik[1], deuxième édition, page 238.)

Essai de pathologie mentale en quatre actes

Production de la clinique Théâtre de la Gaîté

Auteur : Pierre Louès[2]

 

Premier acte

 

(Le grand Escamillo dans l’Alhambra du parc Torero. Des banderilles, des Calderon et autres  lunetiers.)

 

DON MULIO (echegaray espagnol, avec un grand col) : Hé, buenos aires! Olé ! Olé ! Diaz ! Lopez ! Tchapezpapez !

CONQUETTA (jeune fandango. Elle se joint aux haveloks en fête, en mâchouillant une castagnette. Elle chante) : 

                            S’il ne veut pas sautiller,

                            Il faut quand même vibrer,

                            sautiller !

                            Faut sautiller !

DON MULIO : Cette voix ! Ces yeux !

KONCHA (coquette) : Plairais-je au boléro ? Allez-y sans crainte, caballon ! À moi le caballon à qui je plais !

DON MULIO : Señorita, je deviens dingue ! Vous voir, courir à la maison, me changer, écouter la conférence d’une heure et demie de György Lukács sur l’évolution du drame psychologique, revenir et tomber amoureux de vous, ce ne fut que l’affaire d’un instant.

CONQUETTA (coquette) : Et puis après ? Ça me regarde ?

DON MULIO : Mais moi je t’offre le recueil des œuvres de Béla Balázs[3] !

CONQUETTA : On ne peut pas m’acheter, moi, Alhambra ! Je vous hais, hais, hais ! (Elle saute au cou de Don Mulio et l’embrasse passionnément.)

DON MULIO (s’étrangle) : Alors tu m’aimes ?

CONQUETTA (avec douceur) : Je t’aime, havanna ! (Elle crache dans les yeux de Don Mulio.)

DON MULIO (s’écroule en sanglotant) : Oh, Cuisinitta ! Quel mystère tu peux être, si tu veux bien faire un petit effort ! (Il se tire une balle dans la tête.)

CONQUETTA (se réjouit) : Il m’aime ! Il m’aime ! Il m’aime quand même ! Je ne serai qu’à lui !

(Rideau)

 

Deuxième acte

 

(Une paletta, dans la vallée de la Sierra Nevada.)

 

DON MULIO : Oh, Koncha, je vois que tu as bien voulu accepter de moi la modeste petite basilique que je t’ai offerte !

CONQUETTA (doucement) : Je te déteste, Don Mulio, je te déteste de tout mon cœur, parce que tu ne veux pas croire que je t’aime follement. Je n’ai pas besoin de ta maison, pas besoin de tes bijoux, pas besoin de ton argent – je n’ai besoin que de toi, toi, toi, toi !!... (Elle le gifle.)

DON MULIO : Mon tendre amour ! Tu as raison. Je reprends tout ! J’ai été détestable de vouloir acheter ta grande âme avec cet or méprisable ! Je reprends tout, tu n’auras rien.

CONQUETTA (les yeux étincelants) : Dégage ! Hors de ma vue ! Je ne veux plus jamais te voir ! (Elle brandit un sabre.) Mon chéri !.

DON MULIO (se réjouit) : Olé ! Olé ! Elle me hait – donc elle m’aime – donc elle ne m’aime pas – donc elle m’adore ! Je comprends tout ! (Il part en courant et dans son chagrin il invente la cire espagnole.)

CONQUETTA (pour elle-même, voix assourdie) : Et tout ça, pourvu que le crabe ne parcoure pas les semis… (Elle tombe évanouie.)

(Rideau)

 

Troisième acte

 

(Une Gitane, tôt dans la matinée.)

 

DON MULIO (fait les cent pas) : C’est fini. Elle ne m’aime pas. Elle a dit qu’elle mourrait plutôt que devenir mienne. Et moi je ne veux pas vivre sans elle. (Il se pend.)

CONQUETTA (entre en courant) : Mulio ! Mulio ! Mon amour ! Je ne suis à personne d’autre qu’à toi ! Tue-moi !

DON MULIO : Alors quand même ? Et moi qui croyais que tu ne m’aimais plus l’autre jour, quand tu as mis au monde ces beaux jumeaux, et moi tu m’as arrosé de vitriol. (Il rit.) Tu vois comme je suis distrait ! Pour la moindre broutille je commence à douter de toi. Mais ça ne se produira plus ! (Il se met à couvrir Koncha de Baisers.)

CONQUETTA (le gifle, les yeux étincelants) : Immonde salopard ! Tu as osé m’embrasser ? Tu seras châtié !

DON MULIO : Jésus Marie, qu’ai-je fait ! Pardonne-moi, Koncha, pardonne-moi !

CONQUETTA : Jamais ! (Elle l’embrasse passionnément.) Tu ne me verras plus parce que tu as osé m’embrasser ! Moi, dont tu as prétendu que tu m’aimais ! (Elle sort en courant.)

DON MULIO (avale du poison.)

(Rideau)

 

Quatrième acte

 

CONQUETTA (chante) : 

                            Si tu ne m’aimes pas,

                            Pourquoi tu m’as trompé…

DON MULIO (entre en chantant, très lentement, majestueusement) : 

                            Il y a eu kermesse chez nous

                            Pas encore chez les voisins,

                            Il y a une petite qui m’aime,

                            Elle ne m’aime pas…

(Douloureusement) Oh, Koncha, mais tu es là !

CONQUETTA : Je suis ici, debout. (Elle s’assoit.)

DON MULIO : Oh, comme tu es profonde ! Comme tu es mystérieuse ! Tu dis, debout, alors que tu es assise.

CONQUETTA (sourit gaîment) : Je souffre atrocement, Mulio. Moi on ne peut pas m’aimer. Je serai à celui qui mourra pour moi. Fais attention, je veux m’asseoir. (Elle se lève.)

DON MULIO : Maintenant tu te lèves quand je te croyais assise. Qui saura déchiffrer les profondeurs de l’âme féminine ?

FRIMM (entre) : Je savais bien que je trouverais Maria Koncha ici.

CONQUETTA : Aïe, Monsieur le directeur !

FRIMM (au policier) : C’est notre fugueuse de l’institution. Du pavillon B, du service des idiots, une des malades qui bavent. Allons-y !

KOMLÓS (de l’asile Schwartzer, il entre) : Je savais qu’il serait là.

DON MULIO : Aïe, Monsieur le directeur !

KOMLÓS : Celui-là, c’est déjà la troisième fois qu’il saute par la fenêtre du service des agités. On a du mal à s’en sortir avec ces paralytiques.

(On les encercle. Tous les quatre avancent sur la scène.)

CHŒUR : 

                            Il y a eu kermesse chez nous

                            Pas encore chez les voisins,

                            Il y a une petite qui m’aime,

                            Elle ne m’aime pas…

 

(Le rideau descend lentement.)

 

Borsszem Jankó 19 mai 1918

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[1] Moravcsik Ernő Emil (1858-1924). Neurologue hongrois.

[2] Pastiche du roman La femme et le pantin de Pierre Louÿs.

[3] Béla Balázs (1884-1948). Écrivain, cinéaste.