Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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CHÉRIE ![1]

Ma chérie[2] – de quoi veux-tu que je te parle ? Ma chérie, j’ignore où tu es, et j’ignore qui tu es, mais c’est toi que j’aime, parce que tu ne fais pas de politique, et tu ne te demandes pas si Franchet d’Espèrey, a ou non pris au sérieux la ligne de démarcation – tu n’as aucune crainte pour les départements tchèques, tu ne te fais pas de soucis à propos du comportement menaçant de la Roumanie, tu n’essayes pas de t’épouvanter de cauchemars, tu reposes calmement et tu souris et tu attends et tu sais très bien que rien de mal ne peut arriver de ce qui se passe aujourd’hui, dans cet hiver morose – tu sais très bien que les semences embaument et germent en silence quelques empans sous la terre et qu’elles s’efforceront de monter en paix, de percer des feuilles vertes de leur fin duvet, sans craindre une seconde de se cogner là-haut à quelque ligne de démarcation. Tu sais déjà que tout ira pour le mieux, à condition que paix et joie coulent dans le lit paisible de tes veines – tu souris, n’est-ce pas, et tu n’as plus peur, c’est avec les mêmes yeux pleins de pardon et de sourire serein que tu regarderais dans les yeux des soldats haletants et brutaux qui te cloueraient au mur et pointeraient leur fusil sur toi pour te tuer, que tu regarderais dans les yeux le visage amoureux, ardent de désir et d’espoir, qui approcherait de ton visage. Tu vois, on veut t’oublier, toi, ma chérie, on veut oublier le silence, mais ils font du bruit, ils poussent des cris d’horreurs et ils craignent le passé et ils craignent l’avenir – mais toi tu souris, ma chérie, parce que tu sais bien que toi on ne peut pas t’oublier : tu ne crains pas l’avenir et tu ne crains pas pour ton souvenir. Pourquoi le craindrais-tu ? Maintenant nos âmes se sont assombries de souffrance et de crainte, il fait froid et notre raison se crispe dans notre crâne frissonnant. Nous sommes des enfants. Mais tu es sage et tu sais déjà ce que je commence seulement à deviner. Non, rien ne peut passer sans laisser de traces – ce qui est arrivé se blottit seulement pour un temps, se dissimule seulement dans la pénombre et repose tranquille. Quand j’avais quatre ans, petit garçon, je ne me souvenais pas des événements de mes trois ans – je les avais oubliés, parce que ma raison était encore fragile et floue, pâle lumignon qui n’éclairait qu’à quelques jours dans le passé. Mais quand j’avais vingt ans, quand je t’ai rencontrée, le lumignon a flambé et il a illuminé un instant des paysages immenses vers l’avant et vers l’arrière – et maintenant je me rappelle nettement le Rákos, ce ruisseau que j’ai traversé à l’âge de deux ans : la netteté du souvenir ne dépend évidemment pas, comme on tendrait à le croire, de notre proximité dans le temps, mais du stade de développement de notre conscience. Tu sais, toi, ma chérie, ce que cela signifie – toi qui ne t’occupes pas des projets politiques de Clemenceau, mais de l’homme et de son souvenir sur cette Terre. Cela signifie que nous ne devons rien craindre, nous ne pouvons rien perdre, nous ne pourrons pas nous effacer, on ne pourra pas nous tuer. Que ce misérable siècle obtus passe vite, avec le tourbillon de son obscurantisme, sa bêtise, ses routes fausses – et que passent les siècles noirs, incultes, du genre humain – nous sommes maintenant des enfants, nous ne voyons pas l’avenir et ne nous rappelons pas le passé ; mais ce passé n’est pas pour autant perdu. Car la lumière se fera dans des millénaires et la raison du genre humain s’éclaircira et mûrira comme le fruit – et dans dix mille ans tout reviendra à l’esprit de l’homme, tout ce qui lui est arrivé à lui, à son père et à son grand-père – et nous nous souviendrons du berceau d’où nous nous sommes levés, et du passé qu’aujourd’hui nous ignorons. Le futur proche est obscur et froid – le futur proche nous oublie et recouvre nos traces de poussière – mais de pas en pas nous nous approchons de celui qui est infiniment loin et qui un jour repensera à nous, l’homme qui, étonné, un jour se souviendra de moi qui suis ici plié, et de toi, ma chérie, ô ma chérie, que l’on veut oublier. Nous ressusciterons dans son âme – tu le sais bien, toi, parfum doucement souriant, silence doucement fredonnant, douce lumière, doux repos, ombre encourageante, voix passante, souvenir.

 

Pesti Napló, le 5 décembre 1918.

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[1] Cette chronique est également placée dans Journal de deuil.

[2] La femme de l’auteur, Etel Judik venait de décéder de la grippe espagnole.