Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
J’ignore
si ce mot s’écrit avec un "m" ou deux mais je ne veux pas le savoir,
je ne veux même plus jamais l’écrire ; maintenant je voudrais écrire que
je ne veux ni l’entendre ni le prononcer. Car jour après jour je me lève, je
marche et j’ai les oreilles qui se retournent écœurées et l’estomac prêt à
vomir, quand j’entends derrière mon dos les uns le lancer aux autres, quand
rapprochent leurs têtes et rotent, la bouche graisseuse, le clin d’œil impudique
de l’effroi curieux et jouisseur :
mon vieux ! C’est comme ça que ça marche – ça reste à faire, dis que c’est
moi qui l’ai dit – et ils arrêtent les gens : « vous avez
entendu ? Je ne sais pas si c’est vrai mais on dit que mercredi… On
voulait dès hier mais ça a été reporté à mercredi », et ils s’éloignent à
pas furtifs en se lamentant, les yeux baissés, l’écran souillé de leur âme
chargé d’images abominables, honteuses. Et le second rencontre un troisième et
lui passe le mot en frémissant : « vous avez entendu ?… Moi, je
ne sais pas, mais c’est ce qu’on dit » et il y en a qui tirent leur rideau
et bouclent leur porte – et il y en a, je suis sûr qu’il y en a – oh, je vous
connais bien, mes chers congénères à Budapest et partout ailleurs ! – il y
en a qui téléphonent et se renseignent, ils téléphonent dans les casernes et
appellent les régiments et se renseignent poliment, s’il vous plaît, je suis
XY, pourriez-vous me dire s’il est vrai que vous organisez la chose cette nuit,
me serait-il permis de savoir à quelle heure et est-il vrai que cela commencera
dans la rue Dob[1] ?
Oh, je vous connais bien parce que vous parlez et vous vous renseignez – vous
mériteriez que s’accomplisse ce qui ne peut pas s’accomplir, ce qui est
invraisemblable et ignoble, ce qui n’est qu’un sale cauchemar et ce qui, s’il
s’est produit quelque part, il s’est produit parce qu’on en a parlé, parce
qu’on trouvait des gens pour se renseigner et pour le trouver possible et cela
s’est passé parce que deux hommes en ont parlé entre eux et ils ont prononcé
que cela se pouvait – et parce qu’il y a eu un homme qui y a pensé et qui le
craignait et qui a prononcé le mot. Et avec ce mot imbécile, en le prononçant,
il a empoisonné l’air et l’air a empoisonné les cervelles – empoisonné de deux
manières car il existe deux sortes de cervelles – l’une que ce poison fait
pâlir et frémir, et l’autre qui s’inonde de sang, s’obscurcissant les yeux.
Vous ne savez toujours pas que tout ce qui est mal et méchanceté et ignominie
n’a pu se produire que parce qu’il y en avait qui le croyaient possible ?
Ne connaissez-vous pas la prophétie qui provoque ce qu’elle a prédit ?
Faites une expérience : faites répandre le bruit que le mois prochain on
va crever un œil à tous les chauves, ou qu’un organisme secret a décidé
d’exterminer les blondes – et moi je vous jure qu’en moins de six mois quelques
chauves auront un œil crevé et quelques blondes seront assassinées sans raison.
Moi, je vous affirme : C’est vous qui serez alors les assassins et non
ceux qui ont tué.
Parce que ce qui tue et assassine
et extermine ce n’est pas l’arme, mais c’est la rumeur, le langage stupide, la
langue qui touille la salive et le sang, qui invente des mots que la raison
vierge et pure n’a jamais connus. Le genre humain n’assassine et n’extermine
pas, ce n’est pas pour cela qu’il est sorti de la matrice des espèces animales.
Si nous étions tous nés muets, ou si, à la place de mots, nous avions un autre
moyen moins bruyant pour nous communiquer nos sentiments et nos pensées – la
paix et le bonheur régneraient sur la Terre : le sentiment ne connaît pas
le crime, la pensée ne connaît pas le meurtre.
La Mal est né le jour où nous
avons trouvé un mot pour le désigner et avec ce mot nous l’avons distingué de
ce qui existe en nous sans nom et sans mots, ce que nous savons être le Bien.
Pesti Napló, le 15 décembre 1918.