Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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LA FENÊTRE

 

Mon ami prétend que cette affaire lui est véritablement arrivée. Tout au plus se laisse-t-il aller à reconnaître afin d’édulcorer l’invraisemblance qu’elle n’est pas arrivée ici et maintenant, mais il y a des années de cela quand il habitait à New York.

Un soir, déjà passablement tard, il pressait le pas pour rentrer chez lui. Dans une rue latérale, devant la porte fermée d’une maison, il aperçoit une silhouette de solidité très incertaine. L’individu s’efforce péniblement de viser le trou de la serrure avec sa clé, sans y parvenir – manifestement il avait un peu trop arrosé sa soirée.

Mon ami s’approche de lui avec un sourire compréhensif et indulgent.

-  C’est dur d’y arriver ? – lui demande-il, encourageant.

L’inconnu sourit bêtement.

- Eh oui… Je suis un peu ivre…

- Il n’y a pas de mal… Où habitez-vous ?

- Ici, au premier… au bout du couloir…

Mon ami ouvre la porte, soutient le monsieur jusqu’au premier étage. Au bout du couloir il aperçoit une porte, et comme il commence à en avoir assez de cette aventure, il saisit par le titubant les épaules et le pousse vigoureusement à l’intérieur. Il ferme la porte, et comme qui a bien rempli sa mission, redescend dans la rue.

Ayant à peine fait quelques pas, il remarque qu’une autre personne hésite devant la même porte. À sa plus grande surprise le nouveau venu titube tout comme le précédent. Il s’adresse à lui, étonné :

- Alors, vous aussi vous êtes ivre ?

- Ça, c’est sûr… - répond l’autre un peu honteux.

- Où habitez-vous ?

- Au premier… au bout du couloir…

- Tiens donc, dit mon ami – c’est du joli… Votre ami vous attend déjà là-haut… lui aussi dans un état évident…

Mais puisqu’il avait aidé le premier, il aide à monter celui-ci également, il le pousse par la porte, et redescend.

Une nouvelle surprise l’attend dans la rue. De nouveau quelqu’un se tient devant la porte. Il titube et tente d’introduire sa clé dans la serrure.

- Dites donc ! – le rabroue mon ami – ne me dites pas que vous voulez aller au premier, au bout du couloir !

- Si, justement, si je peux me permettre…

- Eh bien, c’est une drôle de compagnie qui se rassemble là-haut chez vous. Vous savez quoi ? Je veux bien vous aider à monter vous aussi, mais s’il en vient encore un, il ne faudra plus compter sur moi, il n’aura qu’à monter tout seul… Moi aussi j’ai envie de rentrer chez moi après tout…

Il le monte, il le pousse par la porte, comme les autres. Il fait demi-tour, il redescend.

Dès qu’il sort sur le trottoir, il entend un dialogue dans la rue. Un agent de police se tient devant la porte. Face à l’agent un petit bonhomme titube et explique d’une voix douce et plaintive ce qui suit :

- S’il vous plaît, Monsieur l’agent, faites quelque chose… Ce Monsieur qui arrive justement, et à qui je n’ai rien fait, m’a monté trois fois de suite jusqu'à l’entresol et m’a jeté dans la rue par une fenêtre… Demandez-lui de cesser cette plaisanterie…