Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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La voix de Moissi[1]

Elle a résonné vers moi la première fois à travers le pavillon d’un gramophone – je ne connaissais pas encore le comédien, en chair et en os. Autant de cloches de Pâque qui résonnent là, à l’intérieur, dans la gorge du pavillon – et sur les cordes de violoncelle de cette voix immatérielle on entend les verbes de Faust étouffés des larmes du retour à Dieu.

Welch tiefes Summen, welch ein herrlich Ton[2]

Zieht mit Gewalt das Glas am meinen Munde.

[…]

O tönet fort ihr süßen Himmelslieder

Die Träne quillt – die Erde hat mich wieder.“

[…]

De visage, de figure, je n’en ai vu nulle part, mais cette voix en soi génère une association d’images plus entière, plus riche, plus parfaite sur la chose que nous appelons humain, davantage que beaucoup de peintures à l’huile grandeur nature. Si à un Martien, arrivé parmi nous pour la première fois, c’est cette voix qui abordait en premier ses oreilles, elle lui permettrait mieux d’imaginer comment est l’homme, que, mettons, s’il rencontrait un ministre quelconque, en personne.

Il n’est pas nécessaire de voir le visage, la mimique, les convulsions des lèvres, les yeux qui s’embrument – cette voix possède un visage humain, elle a des yeux dont les larmes jaillissent et inondent comme si de mornes vagues de l’océan soulevaient des tapis de velours noir. „Welch tiefes Summen“ … ainsi résonne le violoncelle comme s’il célébrait lui-même, avec admiration et la jouissance infinie de la douleur, avec l’amour maladif de Narcisse penché sur le miroir du lac. „Die Träne quillt…“ se lamente-t-il de nouveau, et on a l’impression que le mot est lui-même larme – non le signal, le symbole de la notion, mais la notion elle-même, dans sa réalité incorporée.

Moissi permet de sentir les mots dans leur essence physique la plus profonde. Les mots ont leur vie propre, ils s’expliquent et ils s’expriment. Une dame, sans connaître le moindre mot d’allemand, a écouté cette voix avec moi, et au mot "Träne" s’est mise à sangloter, alors qu’elle n’a appris qu’ensuite, grâce à la voix, ce que le mot signifiait. L’art de Moissi est La Langue elle-même au sens absolu – non la langue italienne ou la langue allemande – c’est la forme la plus archaïque du langage qui induit la passion à transmettre dans la conscience et l’emportement d’une autre personne non par la raison et la conscience, mais par les sens. Chacun de ses mots est une interjection, le parler premier, sous la forme sous laquelle il est né à partir de sifflements d’oiseaux, de brames de cerf, de rugissements de lion et des cris balbutiés de l’homme primitif. En l’écoutant nous comprenons qu’initialement chaque mot est phonétique, onomatopée tangiblement et visiblement caractéristique d’une notion telle que les cris monosyllabiques de la frayeur et de la joie, de la colère et du plaisir, qui se ressemblent dans toutes les langues, que chacun découvre et que chacun comprend spontanément.

Dans le dictionnaire de Moissi il n’y a pas de substantifs, d’adjectifs ou de verbes – il n’y a que des interjections, parce que chaque mot découle d’une passion et chaque mot induit une passion.

La voix de Moissi est la passion humaine libérée, la tienne, la mienne et la nôtre – la voix de la passion qui repose en nous, emprisonnée. Quand elle commence à résonner, nous rions et pleurons avec elle, puisqu’elle rit et elle pleure à notre place – elle est libérée et elle est libératrice comme tout art authentique.

 

***

 

Moissi, avec une troupe de Vienne, organisée pour lui par le Docteur Arthur Rundt directeur de théâtre, va bientôt jouer à Budapest six soirées au Théâtre de la Ville, qui offre les grands événements théâtraux des mois d’été les uns après les autres.

Moissi va jouer chez nous quelques-uns de ses plus beaux rôles, y compris certains que nous n’avons pas eu l’occasion de voir encore. En l’occurrence Roméo et le rôle-titre d’Œdipe Roi dans lesquels une immense attente du public précède la venue de ce grand comédien des scènes berlinoises. En plus de ces deux rôles nouveaux pour nous Moissi jouera son Hamlet profondément repensé, ainsi que le rôle principal de Mort Vivant, la magnifique pièce de Tolstoï. Moissi jouera son premier Hamlet mardi prochain 18 juin. On peut être sûr que ce soir-là comme les cinq autres soirs le public du Théâtre de la Ville accueillera ce visiteur illustre avec l’enthousiasme et la célébration légitimement dus à un artiste de sa trempe.

 

Színházi Élet, n°25, 1918.

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[1] Alexander Moissi (1879-1935). Grand acteur autrichien d’origine albanaise.

[2] On peut écouter la voix de Moissi sur ce texte de Goethe en 1912 (His master’s voice)