Frigyes
Karinthy : "Nouvelles parues dans la presse"
PIANO
Lui : Tiens,
salut !
Moi : Salut
mon cher… euh… Pali ! (Jésus
Marie, qu’est-ce qu’il me veut, quand même pas qu’on
s’arrête ?)
Lui : Où
cours-tu comme ça ?
Moi : Là…
euh… dans le voisinage… (Ciel,
il s’arrête !)
Lui : Je
t’accompagne …
Moi : Vraiment ?
C’est gentil. (Et toc, il vient. De
quoi pourrons-nous bien parler ?) Alors, comment vas-tu ?
Lui : Enfin
je vais bien, merci. Tu sais que je me suis marié ?
Moi : Vraiment ?
Bravo ! Ça c’est bien ! Je te félicite ! (Qu’est-ce que je pourrais bien lui
dire encore ?) Et… tu as épousé qui ?
Lui : Une
très gentille prof de piano.
Moi : Vraiment ?
C’est magnifique ! Ça change tout dans la vie, hein ? (Pour l’amour de Dieu, qu’est-ce
qu’il va bien répondre pour relancer la conversation ?)
Lui : Eh
oui, ça change.
Moi : Je
veux bien le croire. (Décidément
il ne veut pas parler. C’est moi qui dois trouver un nouveau sujet.)
Lui : On
imagine mal la grande différence.
Moi : Pour
sûr. (De quoi je pourrais parler
pour qu’il réponde autre chose que oui ou bien sûr ?
Tiens, de la musique, ça doit
certainement l’intéresser s’il a épousé une
prof de piano.) Surtout pour toi qui passais tes soirées dans un
café, un chaleureux foyer ça doit tout changer. D’ailleurs
tu as toujours aimé la musique.
Lui : La
musique ? Oui, certainement.
Moi : Maintenant
tu dois en profiter tant que tu veux.
Lui : De
quoi ?
Moi : De
la musique.
Lui : De
la musique ? Oui, il arrive parfois qu’on écoute de la
musique.
Moi : (Zut, apparemment il s’intéresse
peu à l’art de sa femme – cela devait être un mariage
de raison, une sorte d’intérêt petit-bourgeois… le
genre d’employé de bureau subalterne qui a épousé la
femme capable de gagner quelques sous avec des leçons de piano,
ça leur permet de joindre les deux bouts. Oh, ces vies grises et
pourtant romantiques… Je les connais bien ! Ce garçon avec sa
femme, je les peindrai dans une nouvelle réaliste. Mais pour
l’heure, il nous faut trouver de quoi parler. Tentons l’approche
par le point le plus sensible de l’intérêt matériel.)
Eh oui, c’est beau la musique… J’ai un petit garçon de
cinq ans, j’aimerais bien le sensibiliser à la musique, parce que
ce n’est jamais trop tôt…
Lui : Ça
ne peut pas faire de mal.
Moi : (Ah ! Il va mordre !)
N’est-ce pas ? J’ai donc décidé de m’en
occuper dès que possible. Je pense qu’il devrait commencer par le
piano.
Lui : Le
piano ? C’est pas mal.
Moi : (Il n’a pas pigé apparemment.)
Je suis ravi de t’avoir rencontré. On pourrait tout de suite
préciser les choses.
Lui : Quelles
choses ?
Moi : Je
t’ai dit que j’aimerais faire donner des leçons de piano
à mon fils.
Lui : Ah
oui ? Tu n’as peut-être pas tort. Je n’y connais rien.
Moi : Évidemment,
je n’ai pas songé à toi. C’est un petit garçon
très intelligent. Je pourrais l’accompagner chez vous un de ces
quatre pour parler de la suite.
Lui : Tu
l’amènerais ? Je serais tout à fait ravi.
Moi : Vous
avez un bon piano ?
Lui : Un piano ? Ah, un piano. Nous n’avons pas de
piano. À quoi ça me servirait, un piano, il y a des choses bien
plus importantes dans la vie que je n’ai pas pu encore me procurer dans
la cherté générale.
Moi : (Je ne comprends pas.) Mais… Cela
doit être assez désagréable pour ta femme, de ne pas
posséder un piano à la maison…
Lui : Désagréable ?
Pourquoi ? Elle ne m’a jamais dit ça.
Moi : Alors,
où joue-t-elle du piano ? Dans les maisons où elle va ?
Lui (s’arrête) : Excuse-moi,
ne m’en veuille pas – mais que diable me veux-tu avec ce
piano ? C’est étrange. Cela fait une demi-heure que tu me
tannes avec ce piano…
Moi (troublé) : Pardon…
J’ai cru que ta femme…
Lui (menaçant) : Qu’est-ce
que tu lui veux à ma femme ?
Moi (paniqué) : Moi ?
Rien… J’ai seulement pensé que ça
t’intéresserait si je trouvais des clients pour ta femme…
Lui : Des
clients ? Quels clients ? Excuse-moi, mais…
Moi : Pour
le piano…
Lui (en colère) : Le piano,
encore ? Arrête-ça !
Moi (vexé) : Ne m’en veuille
pas, mais pour une professeure de piano…
Lui : Quelle
professeure de piano ?
Moi : Tu
n’as pas dit que tu as épousé une professeure de
piano ?
Lui : Moi ?
J’ai dit que j’ai épousé une professeure de Prano.
Moi : Dans
ce cas, excuse-moi, j’ai dû mal comprendre… Tant pis, ce
n’est pas grave… Prano est une
très jolie ville…
Lui : Très
jolie, en effet.
Nous
commençons à parler de Prano.
Pesti Napló, 18
septembre 1918.