Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Et
pourtant je ne peux toujours pas vous parler d’autre chose que de ce qui
m’emplit la tête. Je ne suis qu’une voix, qu’un homme, deux mains et deux pieds
– je ne peux pas crier au nom de millions d’êtres comme les autres (car
actuellement tout le monde vous parle au nom de millions de personnes). Et
pourtant je vous dis encore et je vous répète : écoutez l’homme qui
s’appelle : moi.
Ce siècle abominable qui a
humilié l’homme, l’a rendu ridicule, a bâti des lois par-dessus sa tête et a
rejeté ses requêtes, porte sur lui la malédiction de Dieu et de la nature. Vous
parlez de science, de vision supérieure, d’idéaux collectifs. Vous avez mitonné
la haine et la mort dans vos usines et ateliers – eh bien, le vin est tiré, il
faut le boire maintenant. Vous étiez de grands savants, fiers de vos machines
et de tout votre attirail si judicieux. Vous avez défini à quoi servent les
parties de l’homme, chacun des organes – vous avez défini l’œil et la
bouche : la seule chose qui vous a échappé c’est à quoi sert l’homme tout
entier.
Ce siècle a méprisé les siècles
passés, les sciences des siècles passés. Moi je vous dis : s’il reste
encore une lueur d’espoir, oubliez ce qui s’est fait dans les cent dernières
années et reprenez là où nous en étions avant. Nous avons vu un chef de guerre
qui a conquis le monde, un savant qui a calculé la distance des planètes et la
réfraction de la lumière, nous avons vu un génie qui a retrouvé la trace de
l’homme dans des pierres millénaires, nous avons vu un ingénieur qui a survolé
la mer et nous avons vu un avion au milieu des nuages et nous avons vu la
lumière invisible qui rend visible les viscères et la moelle. Mais nous en
avons assez, ajournons tout cela car nous avons oublié quelqu’un :
l’alchimiste qui cherchait l’élixir au fond de son atelier.
Clown des manuels scolaires,
cible des caricatures, barbu farfelu, tu as concocté des sucs inconnus parmi de
petites flammes vertes, tu cherchais le produit miracle de la jeunesse
souriante et tu as trouvé à sa place la poudre à canon – reviens dans ton
atelier et reprends ton travail. Tu étais le seul à te préoccuper de ce qui est
le plus important, qu’il ne faudrait jamais repousser au bénéfice d’autres
activités, les hommes, ces malheureux. Tu aimes le réel, le substantiel, le
véridique – comment avons-nous pu t’oublier ? Nous avons écouté bouche bée
un passionné, un fou qui a désigné des étoiles lointaines et qui nous a jalonné
des chemins – nous avons applaudi un poète qui a trouvé des métaphores à nos
douleurs, nous avons célébré un orateur qui a enterré en mots emphatiques le
pauvre pécheur mort : c’est à cela que nous avons gaspillé notre force et
notre temps. Or la vérité est que l’homme, à la source de toute joie, toute
beauté, toute bonté, périt vilainement et cruellement, il n’a pas autant de
force dans l’existence que la pierre stupide ou l’air froid. Notre cerveau, nos
nerfs, notre cœur sont l’instrument le plus précieux sur cette Terre et le plus
superbe de la joie et de la conscience infinies, un exemple invraisemblable du
trésor le plus sensible, le plus noble, le plus parfait, pour de sales petites
bêtes, des germes humides et ça ne dure même pas aussi longtemps que le rude
récipient osseux dans lequel il s’est niché pour se protéger. Voici la
vérité : c’est une honte que l’homme, la plus belle opportunité de la joie
et de la beauté sur cette Terre, dépérisse et disparaisse en quelques années,
enterrant pour toujours un monde qui est plus beau et meilleur que celui qui a
été créé par un dieu inconnu et sur lequel nous avons vu à travers les fenêtres
de nos yeux.
Vous n’êtes même pas capables de
courber un cheveu : vous êtes incapables de prolonger une vie de deux
jours – comment osez-vous juger, distribuer la mort, comment osez-vous forger
des plans, calculer l’avenir, chercher les lois de la lumière et de l’électricité ?
Comment osez-vous vous élever et voler entre les nuages, descendre au fond des
océans, sortir dans la rue, comment osez-vous tout cela avant de régler ceci au
prix de l’extrême tension de toutes vos forces, toute votre attention, tout
votre talent ? Il y a ici une unique chose qui soit certitude : le
corps humain qui veut et sait vivre, mieux et plus joliment que tout autre être
vivant, il y a ici le plus magnifique récipient de tout contenu – laissez l’âme
et son immortalité ! Hommes, vivants, la mort hideuse et malveillante veut
nous repousser au néant – lâchez tout, cessez toute activité, courez dans les
ateliers, brisez les observatoires et les canons – tout cela peut attendre.
Prenez vos cornues, vos microscopes, tout l’attirail de la science et de la
connaissance : cherchez le secret de la vie organique et arrachez-le des
mains de la nature qui le manipule de travers. Soyons tous médecins et savants,
conduisons nos expériences sur cette tâche unique plus importante que toute
autre – si nous sommes capables de produire des éclairs, si nous sommes
capables de garder ensemble des forces inorganiques dans des condensateurs, il
faut que nous puissions aussi trouver le moyen d’attacher la force que nous
appelons la vie à son unique matière digne dans laquelle elle s’épanouit le
plus parfaitement : à l’homme et à son corps.
Car quand cela sera
fait, vous comprendrez à quoi cela sert – ce que pour le moment seul l’amoureux
devine dans son ivresse, quand pendant un instant il comprend, ébahi, que,
forces du bonheur, les jambes n’ont pas été créées, pour marcher, les bras pour
se protéger, la bouche pour manger et boire – mais pour quelque chose qui est
plus infini que tout infini.
Pesti Napló, le 10 novembre 1918.