Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Vole,
pensée libérée… Personne n’écoute tes
mots, il n’existe pas d’intérêts plus élevés que tes pensées et que tu veux
transmettre. Le censeur ne t’envoie pas un regard fixe quand tu ouvres la
bouche, le mot ne se fige pas sur tes lèvres sous son regard glacial –
parle !
Écoutez
donc, je vais vous faire savoir clairement comment j’en suis venu à comprendre
cela… Je vais vous dire mon opinion sur ceux qui…
Ou
plutôt quelque chose d’autre. Ce que je voulais dire tantôt, on ne peut quand
même pas le dire, maintenant non plus – tiens, je m’en aperçois, maintenant
encore moins. Comment dit le censeur ? Le moment n’est pas opportun. Et
puis… on risquerait de mal comprendre, ce qui… Je ne dis pas ça comme si je
craignais que… Mais ça ne peut nullement être mon but que… ce Monsieur qui
m’était venu à l’esprit, le prenne pour lui, et qu’il prétende que j’aurais dit
cela pour que, heu, le ministre qui depuis longtemps et sans aucun fondement me
soupçonne de quelque chose dont il n’est absolument pas question… Puisque ces
Messieurs me connaissent bien, ils savent à quel point j’ai toujours tenu à
cœur les intérêts de l’institution en question… Ou, sinon, la raison n’est
vraiment pas lâcheté de ma part… Mais il est inutile de sacrifier quelque chose
sans raison, que je pourrai sacrifier en temps voulu, dignement et avec
efficacité… Bref, laissons cela pour le moment.
En
revanche, je claironne avec joie et enthousiasme ma vieille conviction que
durant quatre années m’a fait taire la censure : tout homme honnête qui…
Hum,
attendons. Je risquerais de fâcher certains éléments d’un certain parti dont je
ne pourrais vraiment pas affirmer qu’ils seraient malhonnêtes, uniquement par
ce que… Et ils ont le moyen de me retourner à la figure justement ma thèse
selon laquelle… Et dites-moi ce que je pourrais alors répondre, puisque…
Arrête,
malheureux, où tu veux aller avec ta vérité, pendant que, le cœur tremblant, au
fond de toi, tu crains la vérité que tu vis et que tu veux continuer à vivre en
dépit de ce qui s’est passé ? Alors qu’au-dehors et en dedans tu crains
tout ce qui menace : tu as peur qu’on te comprenne mal et qu’on t’afflige
– et tu crains l’affliction car elle te rappellerait la mort, tu crains la
mémoire car elle aussi rappelle la mort, tu crains d’effrayer les gens qui de
peur pourraient t’assaillir comme ils se sont assaillis et assassinés les uns
les autres, eux qui ne sont plus, les dents claquantes et la figure détournée,
pour que l’autre ne voie pas l’horreur froide. C’est à cause de cette horreur
que tu as cassé le crayon rouge avec lequel tu as noyé dans le sang le mot
prononcé : la censure demeure au-dedans. Son nom est peur de la mort,
aucune échappatoire, tu te jettes dans ses bras si tu fuis.
Nous
sommes nés pour aimer et pour nous comprendre, et pour nous vider la lourdeur
du cœur les uns aux autres. Mais notre marâtre, la méchante nature nous a légué
un effroyable héritage : la possibilité de nous entretuer. Cette
possibilité seulement car ce n’est pas notre désir, et nous n’y trouvons aucune
joie – mais cette possibilité empoisonne toutes nos pensées, et c’est nous
défendre qui nous rend meurtriers. Inventez quelque chose, vous qui avez
inventé la lumière électrique et l’homme qui vole – trouvez un moyen pour que
l’homme ne puisse pas mourir de la main d’un autre homme, seulement par la
volonté du destin – immergez-moi dans le puits enchanté dans lequel a été
baigné Achille, et alors je monterai en chaire et je vous dirai la vérité. La
vérité que les martyrs ont dû sceller, ou plutôt déshonorer – la vérité qui n’a
pas germé d’un courage méprisant la mort, mais jaillie de l’amour de la vie.
Immergez-moi
dans ce puits miraculeux, trouvez pour moi un habit que la balle ne traverse
pas, que le sabre ne perce pas, et que le regard méchant et soupçonneux ne
blesse – faites en sorte que je n’aie pas à vous craindre, que je n’aie pas à
m’armer contre vous – et alors moi, le seul homme que l’on ne peut pas tuer, je
courrai d’un homme à l’autre et je chuchoterai à l’oreille de tous les deux le
grand secret : n’aie pas peur, camarade, ne te défends pas, l’autre ne
t’agressera pas – s’il te menace, c’est parce qu’il craint ton agressivité.
Troupes
révolutionnaires, voici ce que je vous propose : à bas les armes et les
casques, épinglez seulement un mot à vos habits quand vous partez au combat
pour la nouvelle pensée libérée : vous pourrez pénétrer ainsi sans arme jusqu’au
milieu du camp ennemi, tel le roi Imre[1]–
il suffit d’écrire dessus : N’ayez nulle peur de moi !
Pesti Napló, le 24 novembre 1918.