Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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SYNDICAT DES TRADUCTEURS LITTÉRAIRES

 

Le Président : Je déclare la séance ouverte.

Le Vice-Président : Ich eröffne die Sitzung[1].

Le Président (agite sa sonnette) : Chers amis ! Les temps difficiles tous nous contraignent à défendre nos intérêts face au futur menaçant qui avec ses yeux boureaucratiques…

Le premier traducteur : Ses yeux comment ?

Le Président (vexé) : Ses yeux boureaucratiques.

Le premier traducteur (ironiquement) : De quelle langue vous avez traduit cela, Monsieur le Président ?

Le Président : Du français. Jeux de bourreau[2].

Le premier traducteur : Merci. Bourreau, et non Boureaucrate. (Il note.)

Le Président (poursuit) : Nous contraignent de nous donner la main. Quelques-uns d’entre nous ont donc décidé de fonder un syndicat.

Deuxième traducteur : Idée originale !

Le Président (avidement) : Un original ? Je le traduirai !

Le chœur des traducteurs : Où se trouve l’original ?

Le Président (agite sa sonnette) : Nous avons décidé de demander à la Princesse Léontine de nous patronner, elle que nous connaissons des œuvres de notre excellent ami Géza Wildwest-Gilet Sauvage. Je lui ai déjà envoyé une dépêche l’invitant à accepter. Sa réponse peut nous parvenir d’une minute à l’autre. Je passe la parole à M. Wildwest-Gilet Sauvage.

Wildwest-Gilet Sauvage (d’une voix tremblante) : Respectables Messieurs ! Les temps idylliques de la jeunesse vagabonde, à la chasse aux papillons, quand nous traduisions des poèmes d’amour à notre délicieuse adorée, sont révolus… Ils sont révolus, les jours heureux de la paix, quand chacun traduisait ce que lui dictaient son cœur et son inclination – quand avec courage nous traduisions librement de l’original notre opinion et notre conviction personnelles !

Troisième traducteur : Assez ! Assez ! Il n’a pas raison ! C’est inexact !

Quatrième traducteur : C’est l’inverse qui est vrai !

Wildwest-Gilet Sauvage (victorieusement) : Oui, ça se déverse ! Mes paroles, je viens de les traduire de l’anglais.

Le Président (agite sa sonnette) : Messieurs ! Je demande une minute de patience. Nous avons reçu la réponse de Paris. On ne connaît pas la Princesse Léontine dans cette ville. Nous invitons M. Gilet Sauvage à expliquer d’où il tenait le nom de sa correspondante.

Gilet Sauvage : Pardon. Rostand lui a consacré une pièce, sous le titre de Princesse Lointaine.

Cinquième traducteur (hurle) : Ça y est ! J’ai compris ! Déjà auparavant je voulais faire cette observation, mais je n’avais pas accès à la parole ! Lointaine ne signifie pas Léontine. Lointaine signifie au loin, éloigné, élongé , élaguer, élargi, ébahi.

Gilet Sauvage (ironiquement) : D’où tenez-vous cela ?

Sixième traducteur (des mains du cinquième traducteur il arrache le livre que celui-ci cachait sous son banc et le brandit) : Du dictionnaire !

 

Horreur générale…

 

Le chœur des traducteurs : Pouah ! Assez ! Sortez-le ! Saloperie ! Tout le monde sait traduire avec un dictionnaire ! Ce n’est pas de l’art !

Le Président (agite sa sonnette) : Messieurs ! Ne nous comportons pas comme des chiens de vent, comme des Windhunds[3].

Le chœur : À bas le président ! Il est tellement vieux qu’il traduit gâteaux par gâteux. Traduis et va au dodo !

Septième traducteur : Messieurs ! Je propose de soumettre notre protestation auprès du gouvernement contre les commerçants qui mettent en danger nos intérêts. En effet ils éditent des fiches publicitaires en langues étrangères, incitant par-là le lecteur à traduire ! Il n’est pas normal d’inviter le commun des mortels à le faire. Nous seuls sommes habilités à traduire.

Neuvième traducteur : C’est bien à vous de causer ! Vous qui traduisez tout de l’allemand !

Septième traducteur : Moi ? C’est vous qui causez, vous qui traduisez du Marlitt[4] ! Moi j’ai traduit du Shakespeare !

Neuvième traducteur : Le pauvre, il s’est retourné dans sa tombe quand il a vu vos traductions.

Septième traducteur : Vous osez parler ? Vous qui dans le poème « Le Corbeau » d’Edgar Poe, avez traduit le vers « Said the raven : Never more[5] » par « Dit le corbeau : je suis Maure » ! Vous qui dans le poème de Schiller « Sänger », avez traduit le vers « O Frank voll süsser Labe ![6] » par « Frank suce avec délectation » ! Vous qui traduisez « die Wahl tut mir weh[7] » par « Vallée des douleurs » ! Vous qui avez traduit Bösendorfer par « L’idiot du village » !

Grand tumulte.

L’appariteur (entre) : Une délégation des syndicats de traducteurs littéraires étrangers souhaite venir présenter ses hommages. Un Français, un Anglais, un Allemand et un Italien. Ils demandent avec qui ils pourraient s’entretenir dans leur langue.

La salle se vide en un instant. Le président  se réfugie dans les toilettes.



[1] Je déclare la séance ouverte

[2] En français dans le texte

[3] Lévrier (mot à mot : chien de vent)

[4] Eugenie Marlitt (1825-1887). Écrivaine allemande.

[5] Le corbeau dit : « jamais plus ».

[6] Oh Frank, sublime délectation !

[7] Le choix me déchire.