Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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cinq ans

 

Oui, indubitablement, les temps ont noirci… Oui, c’est un coup de poing lourd, lourd, qu’on nous a administré au cœur – oh oui, nous réfléchissons et c’est une obscurité pesante qui plombe notre bonne humeur quand nous pensons un instant que nous avons marché sous le bonheur du soleil, nous avons ri et plaisanté, fait les quatre cents coups sous les arcs de néon rayonnant jusqu’au matin, nous avons cru au passé et planifié l’avenir, nous nous soignions, nous mesurions toutes nos forces au monde extérieur. Nous agitions des idées et bricolions des objets, nous disions fièrement à la joie : attends, je termine et je viens te chercher. Oui, nous étions convaincus de ne pas être venus vainement au monde, nous y avions à faire, à accomplir et nous ne le laisserions pas dans l’état dans lequel nous l’avions trouvé. Errant dans des rues sombres de la nuit inconsolable, pendant que des murs inhospitaliers, orphelins, répercutent l’impact des balles en méditant et que des soldats au visage morne filent à côté de toi au point que ton doigt tremblant cherche presque ton pistolet – oh oui, il est dur et amer de penser au cher vieux monde étrange qui s’est écroulé, sous les ruines duquel nous nous terrons maintenant, gris et sales comme des cafards. C’est dur, oui, très dur de piétiner les pieds gelés sous des affiches, d’apprendre des mots étrangers, admettre que le bateau sur lequel nous avons embarqué coule et que la joie ne nous a pas attendus dans une chambre chauffée, entre de blancs oreillers – nous avons trouvé buisson creux dans le lit noir, muet, béant, dans la chambre froide et dépouillée quand à minuit, le travail achevé nous avons couru à la maison pour l’embrasser.

Mais il y a quelque chose que vous ne devez pas oublier, mes amis, nous qui avons jadis pris notre élan ensemble. Nous avons trente ans – n’oubliez pas que cela fait cinq ans que honte et misère ont fondu sur ce monde. Prenez garde de ne pas confondre le chagrin du monde avec votre propre chagrin, avec le chagrin simple d’avoir cinq ans de plus : nous aurions pris cinq ans aussi sans la guerre et l’écroulement du monde. Et même dans l’éden, prendre cinq ans signifie avoir cinq ans de tristesse de plus, cinq ans d’espoir en moins, cinq ans de foi en moins avec la conscience de l’approche de la mort. Prenez garde de ne pas confondre le hurlement farouche du vent avec le profond et muet gémissement qui jaillit sans cesse de notre cœur – prenez garde, cette musique étrange et lointaine que le froid vent d’hiver chasse vers nous n’est pas la mélopée du violon du passé, c’est l’écho de l’avenir, c’est une mélodie inconnue que vous n’entendrez plus jamais de près.

Mes amis, hommes de trente ans, mettez une sourdine aux plaintes et aux pleurs – voyez, le monde des jeunes nous regarde étonné et éberlué et il ne lui viendrait pas même à l’idée que nous nous plaignons en son nom. Les vingt ans et les dix-huit ans sont tout aussi sereins, calmes et crâneurs que nous l’étions vingt ans plus tôt. Ils ne connaissent pas notre monde, ils n’ont rien perdu, pour eux le monde est muscle tendu, fière résolution, espoir éclatant tout comme il a été pour nous qui n’avions non plus besoin de billet gratuit pour monter dans le train de la vie. Ils sont nés dans un autre monde, un monde étranger où les eaux sont plus fraîches, la broussaille plus épineuse, le fossé plus profond – mais pourquoi est-ce grave ? Ils sont frais et forts et confiants en eux-mêmes, tout aussi enclins à prouver jour après jour d’avoir droit à la vie en dépit de tout danger et vilenie que nous l’étions, nous et tous les jeunes de vingt ans que risques et obstacles incitaient à l’action et au courage. Il est certain que ce monde-ci leur plaît autant que nous aimions le nôtre, et qu’ils voient dans ce monde ce que nous ne pouvons plus y voir : moyen et opportunité de la réussite individuelle, de la compétition et de la lutte. Ils y voient même plus de moyens et plus d’opportunités que nous autrefois : entre les ruines d’un château écroulé il y a plus d’entrées et de sorties et de cachettes pour celui qui se promène le cœur léger et avec curiosité entre ces ruines qu’au temps où le château entier n’avait qu’une porte et une fenêtre réglementaires. Quelle est la différence ?

Moi, quand j’avais vingt ans je voulais être roi alors que toi qui as vingt ans aujourd’hui, je sais bien que tu aspires à être président de la république, leader de révolutions, champion, pionnier d’avenirs inconnus.

Ne pleure donc pas si fort, violon vieillissant – comprends le mot simple et gris : tu as été heureux et tu es maintenant malheureux car c’est la loi. Plains-toi moins fort et tâche de vivre en observateur silencieux tel l’aveugle qui a perdu la lumière de ses yeux mais qui vit et observe. Crois-moi, j’ai essayé et j’ai compris avec étonnement qu’entre l’homme heureux et l’homme malheureux il n’y a pas de différence substantielle, regarde leurs visages, ils fixent tous deux les yeux devant eux, pensifs. Joie et tristesse ne dépendent pas de toi – tu les as reçues de l’extérieur – considère comme des cadeaux et attends en paix le temps rédempteur.

 

Pesti Napló, le 29 décembre 1918.

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