Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Je
passe près de lui et il passe près de moi. C’est la nuit et les rues sont
sonores, obscurité et moiteur couvent sournoisement autour de nous sous les
porches fermés. Je sens qu’il veut m’adresser la parole, il hésite, il
s’arrête, il réfléchit, pèse le pour et le contre. Je ralentis mes pas et dans
la poche de mon pardessus je gonfle mon poing comme si je serrais
un revolver que bien sûr je n’ai pas – s’il m’interpellait, enroué et lâche,
tremblant de ce qu’il pourrait faire, je ne pourrais pointer contre lui que ma
parole, arme triste à double tranchant. Et déjà je formule un discours dans ma
tête.
Ne t’adresse pas à moi, ami,
croisons-nous en paix, à quoi bon ! Je sais bien ce que tu penses :
c’est l’image bizarre, confuse, de ce monde qui tourbillonne en toi, il n’a pas
encore généré ses lois et son ordre – l’ancien monde s’est écroulé et le
nouveau n’est pas encore né ; de coquines affiches murales te tiraillent à
gauche et à droite, te font miroiter cent sortes de moralités, et toi, tout ce
que tu sais c’est que la vie continue, le cœur, les poumons et l’estomac ne
connaissent pas d’interrègne, tu restes homme et animal, qu’ils appellent
république ou communisme le bassin qui réprime en toi le désir vorace éternel
de vouloir tout posséder et tout détruire autour de toi. Tu sais seulement que
c’est trouble, que dans cette eau trouble des poissons trébuchent sous ton nez,
que quelque chose s’est dilaté et s’est relâché autour de toi et que ton
instinct archaïque contrarié peut s’étirer enfin une bonne fois. Ton désir de
m’assommer et de me prendre mon argent n’est pas nouveau, seule est nouvelle la
possibilité de te laisser aller à ta pulsion.
Et je te dis pourtant :
laisse tomber, mon ami – nous avons passé l’âge tous les deux. Avoue que tu as
aussi peur de moi que j’ai peur de toi, je le vois à ton visage, aux
convulsions hésitantes de tes épaules.
Tu viens de passer quatre ans
dans l’enfer de la colère, de la violence et du meurtre, tu as parcouru la
moitié
Laissons cela, ami, nous avons
passé l’âge. Si nous nous étions rencontrés quatre ou cinq siècles plus tôt,
dans une de ces rues rayonnantes d’Italie, ou dans le monde païen de
Shakespeare, je ne dis pas, un petit pugilat allègre entre nous aurait été tout
à fait de mise. État et société ne se montaient pas la tête à cause de nous,
ils avaient d’autres chats à fouetter – mais nous savions au moins à quoi nous
en tenir : s’ils ne me protégeaient pas de toi, ni toi
de moi, que pouvait-il se passer ? Épée contre épée – le rapport de force
entre nous était sensiblement équilibré à l’opposé d’aujourd’hui entre l’état
et l’individu – il n’y avait donc rien à craindre, aucune raison d’hésiter,
nous nous tapions dessus allègrement.
Mais l’enfance heureuse est
derrière nous, ami, pour tous les deux, laissons cela, nous avons passé l’âge.
Que l’état et la société continuent de se tracasser pour régler la gênante
affaire entre nous deux – raillons-les d’un rire jaune parce qu’ils se sont mêlé
d’un problème infini et insoluble et ils se débattent avec depuis cent ans,
sans résultat, à notre place. État et société n’ont pas pu s’en sortir depuis
qu’ils s’en sont mêlé, ils tournent en rond inextricablement – mais nous deux
qui depuis avons trouvé mieux à faire, séparons-nous en paix et passons chacun
notre chemin.
Pesti Napló, le 2 février 1919.