Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Il me faut savoir comment Il
s’appelle
Moi : (je marche sans penser
à rien)
Lui : (vient en face)
Moi : (Jésus Marie,
dans une seconde il me saluera, or je ne sais pas comment il s’appelle, je ne
sais pas comment il s’appelle, je sais tout sur lui, c’est un vieil ami, la
seule chose que je ne sais pas c’est qui il est, comment il s’appelle et de
quoi il s’occupe, depuis dix ans je le croise chaque jour, au début j’ai oublié
de lui demander son nom, plus tard j’en aurais eu honte, il m’aurait pris pour
un imbécile – mais maintenant je devrais savoir comment il s’appelle, sans
qu’il remarque que je ne le sais pas.)
Lui : Tiens, salut !
Moi : Ah, salut ! –
Tiens, comme je suis distrait, je ne t’ai même pas aperçu.
Lui : (m’accompagne)
Qu’est-ce que tu deviens ?
Moi : Moi ?... Ben,
je m’occupe d’un tas de choses… tu vois, des sortes de statistiques… ça
m’intéresse beaucoup.
Lui : Vraiment ? (Il
se tait.)
Moi : Des noms anciens,
des choses comme ça… les particules par exemple, ça peut être très intéressant…
J’ai trouvé des choses fort intéressantes… Tiens par
exemple… toi n’est-ce pas tu as une particule, si je me rappelle bien, comment
déjà ?... (Je croise les doigts pour qu’il prononce tout son nom.)
Lui : (en riant)
Particule, moi ? Je n’en ai pas ! (Il se tait)
Moi : (après une pause)
Je vois ces choses-là dans un nouvel éclairage… Aujourd’hui par exemple j’ai
découvert une chose étrange. Tiens, je te le montre… Tu n’aurais pas un bout de
papier… une carte de visite pourrait faire l’affaire…
Lui : (sort un carnet
de sa poche, arrache une page blanche) Tiens.
Moi : (désespéré)
Mais je crois que c’est impossible… tu sais, cette science est étroitement liée
à
Lui : Je ne crois pas en
ces balivernes.
Moi : (plein d’espoir)
Écris-le, s’il te plaît… à ta façon de tracer les lettres je vais… (Je lui
tends un crayon).
Lui : (a une idée)
Mais pas mon nom, parce qu’on écrit son nom toujours autrement, plutôt
n’importe quoi d’autre… (Il écrit n’importe quoi d’autre).
Moi : (le nez long)
Oui… oui, tu as une écriture très caractéristique… on lit dedans ton caractère…
mais tu n’as pas un caractère très caractéristique. En réalité tu dois avoir
raison, quand j’y pense, toute cette graphologie doit être une ânerie. Je ne
sais pas comment on peut perdre son temps avec ça.
Lui : (étonné) Tu
as justement dit que ces temps-ci tu t’occupes de cela.
Moi : Moi ?!... Pas
fou. De toute façon je n’en aurais pas le temps à cause… à cause de la
philatélie.
Lui : À cause de
quoi ?
Moi :
Lui : Vraiment ? Et
tu as beaucoup de timbres ?
Moi : Tiens, tu pourrais
me rendre un service, tous les timbres m’intéressent, tu pourrais me… Tu n’as
pas quelques timbres sous la main ?
Lui : De quel genre ?
Moi : (voracement) N’importe… Tous les timbres…
Tu dois avoir des lettres que tu as reçues dans ta poche.
Lui : (cherche)
J’en ai… mais seulement d’ici.
Moi : Ce n’est pas
grave !
Lui : Mais attends (il
remet ses lettres dans sa poche), j’y pense, un de mes parents a reçu une
lettre du Paraguay… Je peux te la laisser… Avec un peu de chance je l’ai encore
sur moi (Il cherche).
Moi : (glacial)
Merci. Des timbres du Paraguay j’en ai des tonnes.
Lui : Je regrette. (Il
se tait. Pause.)
Moi : (furieux)
Dis-moi – tu n’as pas un homonyme à Budapest ? Il me semble que j’ai vu ça
quelque part…
Lui : Si, j’en ai,
plusieurs.
Moi : (pour faire le
malin) Et comment ils s’appellent ?
Lui : (en rigolant)
Mes homonymes ? Comme moi.
Moi : (en rigolant)
Bien sûr, comme je suis bête. (Silence pénible.)
Moi : (ayant perdu
espoir) Bon alors, à bientôt.
Lui : Tu vas où ?
Moi : (nouvel espoir)
Chez Pethes. L’hypnotiseur. J’apprends à hypnotiser.
Lui : Vraiment ?
C’est très intéressant.
Moi : (avidement)
Il y a des choses que je sais déjà faire. Écoute. Regarde-moi dans les yeux.
Lui : (me regarde)
Moi : (je l’hypnotise)
Maintenant… tu n’arrives pas à prononcer ton nom… (Ouf, enfin je vais le
savoir !!)
Lui : Arrête de rigoler…
Moi : (je l’hypnotise)
Essaye…
Lui : Arrête…ben… ben… (Effrayé)
Jésus Marie… Je n’y arrive pas… C’est terrible… je suis hypnotisé… c’est vrai
que je n’y arrive pas…
Moi : (pris de colère)
Oui ?!... Alors crève, crétin – je l’ordonne !
Lui : (Il meurt, mais je ne sais toujours pas
comment il s’appelait.)
Színházi Élet,
1920, n°38.