Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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tir À la chute

 

Aujourd’hui nous ouvrons un nouveau jeu à l’attention de nos chers lecteurs : le tir à la chute. La rédaction procédera à son inauguration solennelle après l’achèvement des travaux de construction, en la présence de notre président d’honneur Pouffons, tueur de chutes chevronné.

Ce stand de tir deviendra un des points de rencontre favoris des tueurs de chutes. Il convient d’entendre par tueur de chutes cet ami de chacun, cet homme qui ne se rend jamais compte que si c’est lui qui raconte la même blague qui la veille a fait pouffer de rire tout le monde y compris lui-même, aujourd’hui elle ne fait rire personne : personne ne rit, les gens regardent étonnés et sans comprendre – ils ne comprennent pas, parce que le tueur de chutes avec un flair immanquable trouve l’unique mot qui, si on le dit autrement, assassine la blague – il le trouve, ce mot – et il le déforme, ou bien il le met précisément à l’endroit où ce mot tue la chute, il dévoile la chute trop tôt, ou il raconte le début à la fin. Parfois cela ne paraît pas trop déformer la blague, pourtant elle est morte : le tueur de chute en a assassiné la chute sans que l’on s’en aperçoive. C’est d’une main très sûre qu’il est capable de poignarder l’histoire la plus simple – et l’instant suivant une morosité et un silence de marbre figent l’atmosphère, des stalactites de glace pendent là où l’instant précédent fleurissaient encore des diaphragmes hilares.

Nous connaissons plusieurs sous-espèces de tueurs de blagues : celui qui fabrique des blagues à partir de jeux de mots, là où la chute provient de bizarreries de la langue, il la racontera certainement en allemand s’il l’a entendue en hongrois, et inversement. Mais un vrai tueur de chutes authentique ne court pas après des succès aussi bon marché : il exécutera sa victime sur son propre terrain, avec une sûreté sans faille.

L’exécution d’une chute a aussi un exemple ancien, comptant pour une blague à part – aux dépens du bonhomme qui s’amuse énormément d’un bon morceau que la blague originale appelait Bonaparte (buona parte – la meilleure part), la fois suivante il abordera la victime, il repêchera le meilleur morceau dans son plat de viande, il demandera : qu’est-ce que c’est, hein ? – puis il s’écriera victorieusement : c’est un Napoléon. Mais un tueur de chute plus authentique ne se contentera pas d’un semblable maigre résultat. L’autre jour quelqu’un a raconté l’histoire d’un assassinat de chute allemand :

- Ich habe einen Kranken besucht, der hat drei Füße. Einen linken Fuß, einen rechten Fuß und ein Typhus[1].

C’est la blague. Le tueur de chutes l’assassine ainsi :

- Ich habe einen Kranken besucht. Der hat drei Fuß. Einen rechten Fuß, einen linken Fuß, und eine Lungenentzündung.[2]

Mais ce n’est rien encore. Arrive le véritable tueur de blague qui d’abord rigole un bon coup sur cette histoire meurtrière de chutes – et la fois suivante si les tueurs de chutes reviennent sur le tapis, il raconte en illustration l’assassinat précédent – en hongrois ! Il la raconte et il assassine par-là la blague déjà assassinée, dans laquelle le plus drôle était déjà tué, mais il arrive de cette façon à la ressusciter.

Bien sûr ce sont des cas plutôt rares. Le tir à la chute ne peut pas en attendre autant de ses visiteurs. L’enjeu consistera simplement à déterminer la meilleure façon d’assassiner une bonne blague. Le concours est ouvert à tous ceux qui se sentent de taille à mettre à mort les histoires les plus surprenantes.

Les épreuves ne sont pas précisées à l’avance. Les concurrents repèrent eux-mêmes les bonnes grosses blagues ciblées comme victimes, et nous les envoient en état vif et en état assassiné. Nous nous contentons ici de publier quelques beaux spécimens de la collection de notre maître Pouffon.

 

Premier spécimen

 

La blague vivante :

- Vous avez entendu ? La fédération des charcutiers a envoyé cinq cent mille saucisses aux soldats de Hindenburg et il a fallu jeter tous les cinq cent mille à l’eau.

- Pourquoi ?

- Pour les faire bouillir.

La même chose, assassinée :

- Vous avez entendu ? On a envoyé à Hindenburg cinq cent mille saucisses, mais figurez-vous qu’il a fallu jeter les cinq cent mille dans l’eau bouillante.

 

Deuxième spécimen

 

La blague vivante :

- Écoute, j’ai vu quelque chose d’horrible – une dame qui fumait est tombée par sa fenêtre du quatrième étage.

- C’est horrible ! Et qu’est-ce qui s’est passé ?

- Un apprenti cordonnier passait par là, il l’a ramassée et l’a fumée jusqu’au bout.

La même chose, assassinée :

- Écoute, c’est horrible, une Blonde est tombée d’une fenêtre du quatrième étage…

 

Troisième spécimen

 

La blague vivante :

Premier soldat : Tu es quoi ? Hussard ?

L’autre : Non.

Premier soldat : Fantassin ?

L’autre : Non.

Premier soldat : Tringlot ?

L’autre : Non.

Premier soldat : Aviateur ?

L’autre : Non.

Premier soldat : Tapeur ?

L’autre : J’ai pas peur de toi.

La même chose, assassinée :

Premier soldat : Tu es quoi ?

L’autre : Moi ? Tringlot.

Premier soldat : Alors je te fais pas peur ?

L’autre : Même pas peur !

 

Et ainsi de suite, en avant, une deux, une deux !

Színházi Élet, 1920, n°51.

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[1] J’ai visité un malade, il a trois pieds. Un pied gauche, un pied droit et un "Typhus", Jeu de mots sur "fuss", "pied" en allemand.

[2] " Lungenentzündung": pneumonie.