Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
littÉrature et conjoncture
(À l’attention
d’un dramaturge débutant)
Honte à vous, jeune homme. Vous vous plaignez, vous vous
angoissez parce que des bruits courent que la belle conjoncture théâtrale qui
dure depuis près de six saisons, paraîtrait, au moins momentanément, suspendue
– les salles ne se rempliraient plus à coup sûr, le public ne paierait plus
d’extra pour avoir des places, les queues cesseraient devant les guichets –
j’ai failli dire : on pourrait obtenir des places sans même payer. C’en
serait fini de la magnifique culture théâtrale de ces dernières années, quand
un four n’était qu’une notion théorique que ne ressentaient guère le théâtre ni
l’auteur – l’acceptation et le montage d’une pièce valaient dans chaque cas le
gros lot. Que deviendrez-vous, demandez-vous, vous
qui voulez écrire des pièces, et êtes pris de panique en pensant à l’avenir.
Ayez honte, jeune homme, et si c’est ce que
vous pensez, je ne discute pas avec vous, je vous dis simplement : en
effet, l’écriture théâtrale n’est plus une affaire aussi sûre que d’ouvrir une
agence – essayez de changer de métier. Mais je préfère vous poser la
question : êtes-vous un marchand ou un artiste ? Moi je me rappelle
bien, non seulement les années récentes mais aussi les temps plus anciens,
quand avec dix salles combles un auteur heureux était déjà célébré, et les
billets gratuits étaient distribués par centaines pour sauver l’apparence – je
me rappelle bien les temps avant la conjoncture, et je peux vous dire
que j’ignore quel était l’âge d’or de notre littérature dramatique :
l’ancien ou maintenant, quand le succès justifie tout, mais rien ne justifie le
succès. Oui mais moi, quand j’avais votre âge, quand je m’asseyais dans la
salle demi-vide, je ne me cassais pas la tête en me
demandant si dans ces circonstances il valait la peine d’écrire des pièces. Les
rangées aveuglément béantes vous font perdre espoir – moi elles
m’enthousiasmaient et me remplissaient de foi, de confiance et d’ambition. Au
vu de ces rangées vous vous dites : ils n’ont plus besoin de théâtre, moi
je regardais la scène et je me disais : je vais leur montrer comment il
faut faire. Les rangées sont-elles vides ? Tant mieux, elles se
rempliront quand j’aurai écrit mon drame immortel, elles devront se
remplir, parce que j’écrirai mieux et plus surprenant et plus merveilleux que
ce qu’on a écrit jusqu’ici – parce que j’écrirai des choses que tout le monde
devra aller voir : ces rangées sont vides car elles m’attendent ;
ceux qui ne viennent plus, ne sont pas ici car ils ne savent pas encore ce
qu’ils apprendront de moi ; ils apprendront qu’il faut aller au
théâtre car ils trouvent là quelque chose que rien d’autre ne remplace. Et si
je pensais à l’écriture dramatique, je n’y pensais pas parce que les théâtres
allaient bien – j’y aurais pensé aussi s’il n’y avait pas un seul théâtre à
Budapest, j’y aurais pensé et j’aurais eu la foi qu’on construirait un théâtre
digne de ma pièce, pour l’y jouer, et le public remplirait la salle pour la
voir.
Il n’y avait pas de conjoncture, mais il y
avait la foi – et s’il y avait eu une conjoncture, croyez-moi, mon ami
défaitiste, c’est cette foi qui l’aurait créée, et non la situation économique
à laquelle vous faites autant confiance qu’un marchand de cochons. Moi je n’ai
rien à répondre à votre plainte. Ce qu’on gagne d’un côté on le perd de
l’autre. Qu’avez-vous à voir avec la conjoncture si vous voulez écrire une
pièce ? Si vous êtes confiant, si vous sentez que ce que vous faites sera
bon – qu’avez-vous à faire du reste ? Il n’y a plus de conjoncture ?
Faites en sorte qu’il y en ait une. Les gens ne vont plus au théâtre ?
Écrivez des pièces pour qu’ils y retournent ! Le théâtre est passé de
mode ? Tant mieux, plus glorieuse, plus excitante en est la tâche :
c’est à vous de remettre le théâtre à
Ne me parlez pas de conjoncture, jeune
homme : pour les comptes, faites confiance au directeur du théâtre. Parlez
de votre pièce – la question n’est pas de savoir si, conjoncture ou pas, les
gens iront la voir, la question est de savoir si ça vaut la peine d’aller la
voir, nom d’une pipe, même si je dépense mes derniers centimes pour me payer
une place.
Tout le reste n’est que maléfique discours.
Színházi Élet, 1921, n°25.