Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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ne pose pas de question, Écoute !

 

Écoutez, jeune homme, je vais vous dire ça franchement, ce n’est même pas grave si vous le divulguez, de toute façon on ne vous croira pas. Vous dites que moi c’est autre chose, pour moi c’est facile, j’ai la firme la plus respectée, la mieux introduite de Tótváros, mon patelin à moi ; je suis l’installé et renommé Turánszki, édile et notable, je suis enraciné ici, dans ce sol, où tout le monde me connaît, où je suis ami de tous. Mais comment feriez-vous, vous qui venez d’arriver seul et inconnu dans ce nid de poussière, vous devez tout commencer au début, vous que personne ne s’empressera d’informer, orienter, conseiller, éclairer sur les tenants et aboutissants locaux.

Alors écoutez, jeune homme. Apprenez que voilà cinq ans, moi le célèbre Turánszki dont on imagine que même son bisaïeul s’enracinait ici, j’arrivais moi aussi à Tótváros comme vous-même. Je n’avais rien ni personne, je ne connaissais personne sur place, je n’avais jamais vu Tótváros auparavant. J’avais pour unique bagage la ferme intention de décrocher le contrat important de transport auquel une vingtaine d’autres aspiraient. Mais, j’avais appris quelque chose chez les militaires où, jeune recrue, beaucoup me charriaient, et elle consistait simplement et brièvement en ceci : ne pose pas de questions si tu veux qu’on te prenne pour quelqu’un qui sait tout et qu’on te fasse confiance ; ne pose pas de question, écoute. Vous voyez, par exemple moi, j’ai la réputation d’un homme cultivé – ça vient du fait que je m’en fiche si on me parle d’une façon si tarabiscotée et cultivée que je ne comprends pas la moitié de ce qu’on dit – ça ne vaut pas la peine que je demande ce qu’un mot peut bien signifier. Et si je ne pose pas de question, l’autre suppose que je comprends.

C’est ce que j’ai fait. À la gare en descendant du train je ne savais même pas, mon ami, par où le soleil se lève d’habitude. Mais je n’ai pas été gêné de dire au porteur "Grand Hôtel", sur le même ton que si j’en étais le propriétaire. Et moi je me suis lancé tout au long de la Grand-Rue, gaiement, en sifflotant : avec une telle familiarité que cinq minutes ne sont pas passées qu’un étranger, arrivé par le même train que moi, m’a abordé pour me demander la direction de l’hôtel de ville. J’y vais aussi, ai-je répondu, venez avec moi. Alors il est venu avec moi. En marchant, pendant que je me cassais la tête pour savoir à quoi je reconnaîtrais cet hôtel de ville, l’étranger s’est mis à me faire des confidences. Oui, il voit bien que je suis d’ici, je connais sans doute le maire – quel homme est-ce ? Parce que lui, il est très intéressé par cette affaire de transports, ça ne ferait pas de mal de se mettre au courant de certaines choses avant d’aller rencontrer le maire. Je lui ai dit que s’il s’agissait du transport, une décision avait été prise la veille au soir, le contrat avait été donné à Singer, celui de la Rue de l’Accoudoir – moi c’est par hasard que j’en ai eu ouï dire par Feri Bouchon au Club de l’Aigle, car je ne suis pas du tout intéressé par ce métier. Alors l’étranger a allongé le nez, il a baissé la tête, puis il a dit : « autant tout de suite rebrousser chemin, c’est une chance de m’avoir rencontré, ça m’épargne une démarche, je n’ai plus aucune raison d’aller à l’hôtel de ville ».

Comme ça, j’ai poursuivi mon chemin tout seul et je me suis dit : un de moins ; jusqu’à ce que Jóska Bretzel avec lequel j’avais passé un temps à Kassa me reconnaisse (moi, je ne l’ai pas reconnu) et m’aborde avec une joie démonstrative. Il n’a pas cessé de me débiter ses balivernes, pendant que je reluquais les devantures des magasins. Un moment j’ai vu écrit, peut-être à une cinquantaine de pas devant (j’ai de bons yeux grâce à Dieu), "Vendel Zadrucek, négociant en cuirs". Sapristi, dis-je, comme tout a changé ici pendant les deux années que j’ai passées en voyage – est-ce que le marchand de cuirs Zadrucek a déménagé ou quoi ? Là-dessus il me demande qui c’est. Lui, il habite à Tótváros depuis dix ans mais il n’en a jamais entendu parler. Si, si, ai-je insisté (pendant ce temps nous y sommes arrivés), il est bien là, il n’a pas du tout déménagé. Alors mon excellente mémoire l’a ébahi : quoi je n’avais pas oublié une minable petite boutique comme ça ! Plus tard il a fait répandre ma réputation de connaître la ville comme ma poche.

Dès que je découvre l’hôtel de ville, j’y entre, je regarde autour de moi, je monte à l’étage, plein de portes partout, je lis sur l’une d’elles "Entrée interdite". Alors je me dis, c’est là.

L’appariteur n’a pas fait attention, il était en train de répondre à quelqu’un qui lui demandait comment solliciter une audience et où aller pour cela ; il répondait que c’était peine perdue, dans les quinze jours on ne recevrait même pas Dieu de Père – alors figurez-vous, moi j’ai simplement passé la porte ouverte. Bien sûr j’avais trouvé la bonne porte, c’est pourquoi l’entrée était interdite, car c’était la seule façon d’accéder directement et sans contrôle au maire pour quelqu’un qui avait une affaire aussi urgente que la mienne. Il y avait bien encore une sorte de fonctionnaire sur mon chemin, mais lui, avant qu’il ne puisse ouvrir la bouche, je l’ai réprimandé : « pendant que vous bâillez aux corneilles, vous laissez la porte sept ouverte – vous devez être nouveau dans la maison, pour ne pas encore connaître le règlement, comme ça n’importe qui pourrait entrer derrière moi ! » J’ai dû tomber dans le mille, il a seulement balbutié quelque chose et il courait déjà pour m’ouvrir la porte capitonnée, il a dû croire que j’étais le nouveau maire.

J’ai pénétré comme ça tout en douceur, le maire était en train d’écrire quelque chose à la grande table, perdu entre des montagnes de dossiers. Je ne l’ai pas dérangé, pourquoi le déranger, n’est-ce pas ? Je l’ai contourné, je me suis assis sur une chaise, sur le côté. J’ai l’habitude de tout voir dans ce que je regarde, alors je vois une lampe, de la cire à cacheter dessous, à côté une enveloppe pour y glisser une lettre que le maire était en train d’écrire. J’y lis "pour János Kótyai". Qui cela peut bien être, pensai-je, mais alors il hurlait déjà : qui j’étais, qu’est-ce que je cherchais là ? Je hausse les épaules, je dis que je ne cherchais rien, on m’avait ordonné de venir ici, c’est János Kótyai qui m’a dit d’attendre. Ça alors, s’écrie le maire en se prenant la tête, c’est le Seigneur qui vous envoie ! Cela m’épargne d’écrire cette fichue lettre (et déjà il déchire ce qu’il avait écrit) – le contact oral vaut mieux dans une affaire aussi délicate – alors il me fait asseoir pour m’expliquer l’affaire dans les détails et quelle était l’unique façon pour que quelqu’un décroche le contrat de transport.

Il l’a bien expliqué. J’ai eu le contrat. Plus tard le maire m’a dit en confidence qu’il était content que ce soit moi qui l’ai eu – dès le premier instant il m’avait trouvé plus sympathique que ce Kótyai ; il avait vu que je prêtais attention à ses explications, et que je connaissais mieux le métier que ce Kótyai qui ne cessait de poser des questions.

Vous pouvez divulguer tout ça, jeune homme, on ne vous croira pas.

 

Pesti Napló, 20 mai 1923.

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