Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
TÉLÉPHONE
Je suis un homme prudent, précautionneux, pessimiste, non par goût ou par nature, mais plutôt par philosophie – c’est justement la raison pour laquelle je n’aime pas les âmes avides, présomptueuses, optimistes, qui croient avec une solide et confiante obstination en ce qu’une chance particulière leur épargne tous les dangers et tous les désagréments qui nous guettent tous : en agissant dans cette foi elles donnent l’impression d’être courageuses, alors qu’elles ne sont que téméraires et imbues d’elles-mêmes.
Ces personnes, si possible, je les punis. Je les repère dès le premier mot, cela m’est facile. Moi, quand je téléphone quelque part et le numéro répond, je demande cinq fois si c’est bien le numéro que j’ai demandé : j’envisage les fausses communications. Le type d’homme susmentionné peut être reconnu par l’absence d’inquiétude. Si par exemple il appelle quelqu’un, et il se trouve que le central ne lui passe pas l’interlocuteur recherché, mais c’est moi qu’il lui passe, il ne commence pas par me demander quel est mon numéro, il ne se donne même pas la peine de me demander :
- Jojo, c’est toi ?
Mais, dans la certitude qu’aucun incident ne peut jamais arriver, il entame tout de suite son sujet, et avant que je ne puisse intervenir, avant que je ne puisse lui signaler que je ne suis pas son Jojo, il me débite son affaire, que je dois venir immédiatement, parce que Néné recommence comme d’habitude sa litanie pour les tapis, et je dois avertir Maman aussi.
Je crois que personne ne me prendra pour un farceur du téléphone si j’administre une petite leçon à cet optimiste invétéré. Étant donné qu’est vain l’espoir qu’il croie que je ne suis pas Jojo, et que lui, fils de Fortuna, favori des dieux, l’élu de Sainte Lignoccupée, sainte patronne du téléphone, a été mal connecté, il ne me reste pas d’autre solution que de me déguiser en Jojo, de l’assurer que oui, j’arrive de suite, je préviens Maman également… et que Néné ferait mieux de se taire. Il n’aura qu’à s’en prendre à lui-même si une heure plus tard il est obligé de rappeler le vrai Jojo qui, bien sûr, l’impertinent, niera qu’une heure auparavant il avait promis de venir de suite.
Je traque surtout les voix hautaines, supérieures, infatuées, je trouve un certain plaisir à me charger de leurs affaires, pour les rendre un peu plus juteuses. Par exemple :
Une sonnerie puissante, exigeante, insolente. Je décroche.
- Allô !
- Allô… enfin, il était temps ! Vous êtes assis sur vos oreilles, Sándor ? Vous n’entendez pas que je vous sonne ?
- Mais, s’il vous plaît, moi…
- Vous, bouclez-la. Amenez-vous à la quatrième fenêtre sous la terrasse et dites à Szukics que je veux lui parler.
La quatrième fenêtre, sous la terrasse… hum, je suis donc Sándor, garçon dans un café. Pourquoi pas. Je garde le combiné une minute, puis j’interviens en haletant.
- Excusez-moi… Monsieur Szukics demande qui le demande.
- Tiens donc, il prend des allures de grand seigneur, ce Szukics… Eh bien, dites-lui que c’est son patron.
- Oui, Monsieur.
Une minute passe, sur un ton comme pour m’excuser :
- Excusez-moi… Monsieur Szukics vous fait dire que si vous avez quelque chose à lui dire… vous n’avez qu’à venir… il dit qu’il n’a pas que ça à faire, courir à chaque instant au téléphone… pour chaque broutille qui vient à l’esprit de son patron… veuillez m’excuser, mais c’est ce qu’il a dit…
Longue pause sombre. La fin est brève.
- Merci.
C’est ainsi que je gère les affaires petites et grandes des téléphoneurs compulsifs ; je suis la cause de grandes surprises, de gênes ou de complications, dans le but charitable de les déshabituer de leur surplus de confiance en eux et de les remettre à leur place. À la voix féminine roucoulante qui, en rappelant la brûlante après-midi de la veille, exige que je ne manque pas d’arriver à l’heure cette après-midi, parce que son mari sera absent, je lui dis adieu, restons bons amis, je l’ai assez vue, qu’elle ne compte plus sur moi. À ceux qui s’enquièrent des cours de la Bourse, je sers des informations foudroyantes pour les désespérer. En général mon interlocuteur coupe l’entretien d’un cri d’effarement, et moi je repose le combiné avec une joie sadique.
Mais, l’autre jour ça s’est passé autrement. C’était une voix très arrogante : il exigeait que je lui passe vite un certain Stuplanc ou un nom comme ça, son frère, mais tout de suite, il s’est permis de me parler avec brutalité parce que je traînais, il m’a menacé de me faire renvoyer de la banque. Ah oui, je me suis dit. J’ai décidé de lui fournir une réponse exemplaire. Après une pause d’une minute, je lui ai dit d’une voix effrayée :
- Excusez-moi… Monsieur Stuplanc… Monsieur Stuplanc ne peut pas venir… des détectives ont embarqué Monsieur Stuplanc il y a dix minutes… dans un panier à salade…
Dans l’espoir joyeux d’une satisfaction j’attendais en réponse une voix inarticulée d’effarement, et d’entendre un corps qui tomberait évanoui à l’autre bout du fil.
Mais au lieu de cela, c’est une voix légère qui m’a répondu :
- Ah bon… c’est sûrement l’affaire du bois… Merci, passez-moi dans ce cas Monsieur Buxbaum, s’il vous plaît.
Il n’a pas du tout semblé surpris.
Pesti Napló, 3 juin 1923.