Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
jeunes
Jeunes. Vous avez trente ans ou trente-deux ans, éventuellement
trente-six ou trente-huit ans. C’est avec mélancolie mais quand même un peu
d’orgueil que je vous salue au fur et à mesure de vos apparitions autour de moi
sur les affiches des théâtres et les colonnes des journaux, dans les
antichambres des rédactions et des éditeurs – je vous salue, moi votre père qui
a trente-cinq ans.
Je ne plaisante pas. Vous savez bien que je
suis votre père – je le constate dans vos yeux, dans votre geste de soulever
votre chapeau, dans la courtoisie respectueuse mais en même temps un peu
apitoyée et tendre avec laquelle vous me fixez quand je vous parle, dans votre
façon d’esquisser un bâillement quand je discours, témoin de temps héroïques,
quand je raconte la vie avec allégresse et vivacité, vie dont j’imagine que
c’est du présent, mais vous vous savez que tout ceci n’est que souvenirs. Quand
je dis des sagesses, tire des moralités et distribue des conseils sur des faits
d’actualité, la littérature ou l’art, moi je crois que ça sonne juste – mais
vous, vous savez que ces moralités sont tirées d’une histoire oubliée depuis
longtemps, et que mes conseils n’aident plus les acteurs ou les héros de
l’histoire présente à devenir plus avisés. Vous, jeunes gens de trente-quatre
ans, savez que votre père de trente-cinq ans évolue parmi des mirages de temps
révolus, pendant que dans la rue où vous déambulez avec lui il croit voir les
deux mêmes alignements de maisons – à gauche le Palais New York, en face
la Rue Dohány, l’imprimerie Athenaeum[1], la pissotière devant le café – il les
voit comme vous, mais seulement parce que les alignements de maisons, le café
et la pissotière ont survécu.
Mais vous ignorez que moi aussi je sens
cela et je sais cela lorsque je reste seul. Je sais que la différence entre
nous n’est pas de deux ans ou d’un an, elle est exactement le temps pendant
lequel dans les siècles normaux une civilisation se transforme en une
autre : une quarantaine ou une cinquantaine d’années. Ce matin d’août, il y
a cinquante ans, en mille neuf cent quatorze, j’avais aussi vingt-six ans comme
vous, avec cette différence que j’appartenais déjà à mon époque, j’étais
enraciné dans la culture qui nous a créés à son image et que nous avons créée à
notre propre image. Et quand, vers dix heures du matin, l’un d’entre vous a
couru à moi à toutes jambes pour bégayer avec enthousiasme que l’ordre de
mobilisation avait été affiché – « la guerre a éclaté, nous marcherons sur
la Serbie, en deux semaines nous signerons une paix victorieuse » – alors
moi (rappelle-toi, mon ami !), le jeune de vingt-six ans, je t’ai pris
dans mes bras toi, l’autre jeune de vingt-six ans, je t’ai dit adieu comme un
père à son fils, et je t’ai dit (rappelle-toi, mon ami !) : « Mon
fils, il ne s’agit pas ici de marcher sur quoi que ce soit, et il ne s’agit pas
d’une guerre serbo-hongroise. Il s’agit ici de cette
heure pendant laquelle un demi-siècle s’engloutit et un autre demi-siècle
s’installe – sans transition, d’un seul coup. Et nous, jeunes de vingt-six ans
qui avons appartenu au précédent, en cette heure nous sommes devenus de
cinquante ans plus vieux que vous qui appartenez au nouveau demi-siècle,
simplement pour la raison que vous ne faisiez pas partie de l’autre. À
vingt-six ans nous avons vieilli, je ne te comprends plus, comment peux-tu
parler de deux semaines – et toi tu ne me comprends plus, moi, vieux devin,
vieux prophète. »
Je vous appelle toujours "les
jeunes". Et je dis cela avec un orgueil vieillot tel un ci-devant
aristocrate qui par son passé est suspect aux yeux du révolutionnaire, et qui
pourtant en sait plus sur la révolution que le jacobin, car il l’a vue naître,
d’en haut. Et je vous parle sans honte "du monde ancien".
« Des temps anciens je
relate nouveauté :
Le vieux Panard et moi bûmes
ensemble… »[2]
Eh oui, mes amis, c’était il y a
longtemps ; il y a plus longtemps que ce que les années suggèrent.
L’évolution suit une ligne étrange, tortueuse, ondulante – comprenez bien que
c’est seulement de cette façon que nous sommes maintenant à tous égards plus
loin de mille neuf cent quatre que par exemple de mille huit cent quatre-vingt.
Et toi, jeune poète au café New York, et toi jeune comédien du Théâtre
Magyar, et toi jeune peintre : si vous vous asseyiez autour d’une table
avec les artistes des années quatre-vingt du siècle dernier (avec Emil Makai, Reviczky, Rudnyánszky, Irinyi, Náday, Újházy, Deréki, Nyéki[3]), vous les comprendriez plus facilement
que vous ne nous comprenez nous, acteurs des années dix du siècle présent. Car
vous fixeriez ensemble vos yeux plaintifs et pleins de convoitises sur Paris,
la Mecque des artistes et sur le lointain Occident, qu’il n’est pas donné de
voir au poète hongrois. Et vous parleriez ensemble des conditions infortunées,
des coudes troués et des chaussures éculées, de l’indifférence des riches et de
la lâcheté des éditeurs. Vous pousseriez des soupirs : eh oui, nous
n’intéressons pas le public ! l’opinion n’a pas été secouée, le lecteur
n’est pas éduqué ! nous sommes loin de là où nous devrions être selon la
vraie valeur de notre travail – loin du gagne-pain assuré en contrepartie de
notre art et rien d’autre – loin des tirages de vingt mille, trente mille,
quarante mille si un de nos livres est publié, loin des voyages d’études dans
les grandes villes européennes, loin du niveau européen dans la mise en scène
si une de nos pièces est montée ! Où en sommes-nous de tout cela ? -
c’est ainsi que vous soupireriez.
Et moi, dans les années dix de ce siècle,
en me tournant à droite et à gauche, vers le passé et vers l’avenir, je dirais
brusquement : vous faites bien de demander où sont passés ces temps ?
parce que nous, dans les années dix, nous gagnions notre pain avec nos écrits,
nous sommes allés à Paris en voyage d’étude, nos livres ont bien été imprimés
en trente ou quarante mille exemplaires, et le comédien qui jouait dans une
pièce faisait venir son costume de Londres.
Oh le bon vieux temps ! Comme il est
étrange d’en parler ! Et comme il est étrange que nous tous croyions alors
que ce n’était que le début des débuts, et nous attendions une suite à
l’exponentielle, et nous croyions que vous, les jeunes qui preniez le relais,
écouteriez en souriant, confortablement installés dans les sièges de vos
automobiles, nos plaintes naïves rappelant que nous n’avions pas de quoi nous
offrir des autos, nous nous contentions de modestes attelages à deux chevaux.
Nous qui avons pris notre départ sous le signe de Nyugat[4], et nous attendions de vous les Temps
Accomplis, la glorification de la maison que nous avons construite – comme
c’est un rôle étrange et gauche pour nous d’être les témoins de temps
importants et de nous targuer d’avoir traîné la savate dans notre hier
modeste !
Színházi Élet, 1923, n°20.
[1] Maison d’édition qui a édité les œuvres de Karinthy de son vivant en quinze volumes.
[2] Exergue d’un poème de Karinthy ("À la génération des réformes"). Adaptation libre par Petőfi d’un poème de Béranger (Banquet d’Octobre).
[3] Emil Makai (1870-1901). Poète, auteur dramatique. Gyula Reviczky (1855-1889). Poète. Gyula Rudnyánszky (1858-1913). Poète et journaliste. József Iriny (1822-1859). Poète, traducteur. Ede Újházy (1844-1915). Comédien.
[4] La revue Occident.