Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Les derniÈres paroles

Je propose la tâche à un savant allemand : ce serait un travail intéressant de collecter consciencieusement les derniers mots de célébrités mourantes avec lesquels elles ont pris congé.

Cela m’étonne qu’un tel livre n’existe pas encore. Ce n’est pas un hasard, une curiosité perverse ou piquante si elle nous intéresse, cette déclaration finale, le front en sueur, avant de franchir le seuil, au bord du précipice – la dernière question à laquelle il n’y a pas de réponse, le dernier argument qui ne peut pas être suivi d’autres questions. Nous avons l’impression que la dernière parole d’un mourant doit être plus et plus particulière que toutes celles que nous avons entendues de la bouche du vivant. C’est comme si nous attendions un résultat final, après tant d’additions, soustractions, multiplications et divisions, un résumé et une sentence dans le grand procès que la vie mène contre la mort, la moralité de la terrible parabole qu’a représentée le Moi qui ne reviendra jamais, pour symboliser les tenants et aboutissants des Faits et des Réalités (l’homme, que serait-il d’autre que la loi de la relation des Choses ?!), la résultante qui reliera d’un fil rouge le sens d’une multitude de scribouillages, arrondissant ce capharnaüm en un dessin compréhensible, la solution du mystère que le visage de l’autre homme représentait pour nous – bref : la vérité. Nous faisons confiance au mourant : il ne nous mentira pas – au fond de notre âme nous savons tous que tous nos mensonges sont insufflés par l’instinct vital, par le désir exigeant la poursuite de la vie, craignant pour l’instant suivant, désir plus fort que le désir de connaître – même la connaissance la plus abstraite ne nous intéresse que dans mesure où elle consent à la poursuite de notre vie. Mais le mourant n’espère plus, il n’a pas de raison de mentir, son cerveau se purifie de l’entrave souillée de la volonté de vivre – inconsciemment nous nous imaginons qu’à son dernier instant un brouillard de sang s’envole de son âme et pour la première fois de sa vie il entrevoit tout le paysage : y compris lui-même. Le condamné à mort, espérant être gracié, nie jusqu’à la dernière minute – c’est seulement au pied de la potence qu’il songe à soulager sa conscience.

C’est ainsi que nous l’imaginons, c’est à cela que nous nous attendons – mais l’expérience nous refuse obstinément notre attente et elle nous sert l’enseignement désespérant qu’avec le recueillement que nous ressentons devant un lit de mort nous ne voulons que panser nos blessures, adoucir la douleur de notre peur de la mort. Car le mourant sait tout aussi peu de la mort que sait de la vie celui qui n’est même pas né. Et ce que nous attendons de lui, ce n’est pas une explication de la mort et de la vie, seulement un encouragement et une exhortation que le jour où ce sera notre tour il ne sera pas trop difficile de nous séparer de notre vie. C’est pourquoi toutes les dernières paroles qui ne donnent pas d’information sur cette question essentielle nous déçoivent en secret. Le condamné à mort, qu’a-t-il à faire de la métaphysique, de la question de l’existence et de la non-existence ? Ce qui l’intéresse c’est de savoir si la corde va être épaisse et si sa douleur et sa frayeur seront supportables quand la boucle se serrera sur son cou. Ce ne sont pas des âmes assoiffées de vérité qui entourent le lit d’un mourant – ce sont des misérables condamnés à mort qui regardent leur compagnon, pendant qu’ils pensent tous à eux-mêmes. J’ai vu des hommes mourir, courageux et fiers, avec de grandes paroles qui s’envolaient de leurs lèvres, je les ai admirés et enviés. Mais ceux qui, tremblants, demandaient de la morphine au médecin et nous suppliaient, nous qui restions, de les ménager et de leur témoigner de la bonté et de la compréhension étaient plus près de ma compassion et de mon chagrin. Et je n’oublierai jamais le regard de ce pauvre misérable qui a caressé la main du bourreau et dont les derniers mots étaient : « doucement, Miska, ne me faites pas mal ».

Laissons aux esthètes et aux métaphysiciens le soin de chercher le sens du « Mehr Licht » de Goethe. Moi je prends les dernières paroles des plus grands hommes pour  un dernier mot, mais pas pour un mot final : ces paroles sont nées sous le signe de la même idée fixe dans laquelle ils ont passé leur vie, elles étaient un dernier effort du mensonge avec lequel ils ont rendu leur vie supportable, afin de rendre maintenant leur mort tolérable. Néron qui se berçait de gloire, de grandeur et de bonheur, se donne encore une piqûre : « Qualis artifex pereo[1] » - et Tolstoï qui, pour créer de l’harmonie dans la disharmonie, se distinguait lui-même, le pur, le modeste, le moral, du monde extérieur impur, vaniteux et immoral, souligne encore une fois cette différence, il est insatisfait, il se rabroue pour avoir accepté un oreiller moelleux : « ce n’est pas ainsi que meurt un paysan ! » Quelle triste comédie ! La douce reconversion de Don Quichotte, quand, sur son lit de mort, il reconnaît ses folies en souriant, si elle n’est pas aussi majestueuse, elle est au moins plus humaine – et plus humaine, plus courageuse et plus sincère est aussi la simple résignation de Strindberg avec laquelle il reconnaît autour de lui les objets durs et immuables à l’heure difficile où lui-même s’apprête à se transformer en un objet et déjà il se considère comme tel – un étranger, une tierce personne, dont il communique un bulletin presque indifférent. « Je ne sens pas mes mains, mes pieds – mon cœur bat avec des à-coups, ma conscience baisse – c’est la mort. » Henri Heine tente d’amuser son entourage, avec une idée ingénieuse, « schlagfertig », il gronde la mort pour sa farce acerbe. « Dieu me pardonnera, c’est son métier. » Mor Jokai demande doucement pardon, il aimerait se tourner vers le mur. « Je vais dormir, maintenant. » Madame d’Épinay (selon Rousseau) constate avec une preuve un peu terre à terre qu’elle vit encore – Danton rappelle ironiquement à son adversaire qu’il va lui aussi mourir. Et dans la compétition des dernières paroles c’est celle de Socrate qui résonne à travers les millénaires, clamant la continuation imperturbable de la vie : « Nous devons un coq à Asklepios, donnez-le-lui ! »

Car le dernier mot n’est pas un mot final et il n’est pas plus crédible que les autres – lorsque nous comptons les oui et les non sur nos boutons, nous n’arrêtons pas au dernier bouton parce que nous avons entrevu la vérité, mais parce qu’il n’y a plus de boutons – laissons aux vivants la continuation du jeu des oui et des non. Le vivant c’est le corps et c’est l’âme qui est morte – un corps, une âme, le vivant et le mort – et seulement celui qui a été corps et âme en une seule personne, et que les mortels ont reconnu comme immortel, a pris congé de nous avec le mot qui frémit sur les lèvres de tous les mourants et que lui seul a osé prononcer : « Tout est accompli ».

 

Magyarország, 13 janvier 1924.

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[1] Quel artiste périt en moi.