Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Duel

Des déclarations se font entendre, des avis paraissent partout au sujet d’une affaire de chevalerie, dont nous lisons les évolutions jour après jour.

Nous les lisons ! – C’est justement ce qui rend l’affaire un peu particulière. Ces déclarations, défis et répliques dans le royaume des lettres de plomb, où nous sommes habitués à peser les choses de la vie publique sur une balance morale et politique, provoquent par leur ton le réflexe d’un certain effarement, et nous n’apercevons pas que ce ton dans son domaine est tout à fait à sa place, n’a rien de révoltant, voire, du point de vue du style, représente un certain niveau culturel.

Dans son domaine – la question est de savoir où est ce domaine, dans l’espace et dans le temps. L’une des parties, celle qui représente la galanterie régulière, repousse le ton de l’autre avec esprit et conviction. En effet, ce ton rappelle fortement la chevalerie des seizième et dix-huitième siècle, lorsqu’il était de coutume que les parties, avant la rencontre, insultent les propriétés physiques et psychiques l’une de l’autre : elles se lançaient des « fieffé poltron ! », « nigaud ! », « avorton ! », d’une façon incompréhensible, puisque pour augmenter la gloire du vainqueur il aurait mieux valu que l’assistance considérât aussi l’adversaire vaincu comme brave et solide. Néanmoins ce dénigrement  fut à la mode durant des siècles. On y voyait apparemment une sorte d’affaiblissement psychique, suggéré, un truc psychologique qui en réalité faisait déjà partie du combat, un acte introductif, le premier pas de l’affrontement.

Il est certain que la méthode de l’adversaire qui couvre d’invectives et d’insultes est plus archaïque et plus naturelle. La sympathie nous approche pourtant de l’autre partie qui incarne plutôt la galanterie contemporaine paradoxale, selon un code évolué. Cette galanterie de chevalerie dont l’idée de base consciente ou inconsciente pourrait être résumée ainsi : galanterie contre duel. C’est dans l’excellent code des duels de Vilmos Rácz[1] que j’ai lu la pensée remarquable selon laquelle le but ultime de la chevalerie de nos jours est de permettre à deux gentlemen fâchés de se réconcilier. Permettre que la blessure psychique causée par l’insulte qu’aucune réparation légale ne pourrait cicatriser, puisqu’elle a touché un organe, la vanité, que la loi ne connaît pas, ne s’envenime, qu’elle ne devienne pas pour toute la vie le foyer purulent chronique d’un flot sanglant inconscient ou conscient, mais que l’affaire soit réglée sur le champ de bataille où elle était née. Ce traitement  stérile, antiseptique, à jour avec la psychopathologie moderne de l’offense en tant que blessure psychique, montre selon les statistiques des résultats excellents : nous connaissons de nombreux cas où à la suite d’un duel habilement mis en scène ou d’un procès-verbal rédigé avec intelligence et circonspection entre deux hommes courageux, braves, cultivés et civilisés est née une véritable relation : ils se sont battus, ils sont devenus meilleurs amis qu’auparavant. Il n’est pas impossible d’imaginer un tel moyen viril, au sens archaïque du terme, de la connaissance : une amitié d’armes née dans le croisement des épées.

Notre sympathie s’adresse donc à ceux qui constituent le glossaire de la chevalerie à partir du dictionnaire très sélect de la courtoisie. Et le rêveur naïf qui sous le charme d’une sorte de vision fantastique balbutie quelque chose comme « quel besoin aurait-on encore de duel, cette institution moyenâgeuse ? », attirons-le de côté, calmons-le et chuchotons-lui à l’oreille : « Tais-toi, imbécile, pour l’amour de Dieu ! Ne vois-tu pas où tu es assis ? Toute l’Europe est en train de cliqueter sur les rails d’une machine qui remonte le temps – et toi tu évoques les événements futurs ? Réjouis-toi si nous arrivons à stopper cette machine quelque part, vers le milieu du dix-huitième siècle, où on commençait à soulever pour la première fois l’idée que le conflit des cerveaux de deux hommes pourrait être réglé d’une façon plus rusée que de les cogner l’un contre l’autre jusqu’à ce que l’un des deux se brise. La courtoisie chevaleresque représente un progrès énorme sur cette voie à rebours : un espoir que le train s’arrêtera – qui oserait rêver qu’il fasse demi-tour ? »

 

Magyarország, 12 juillet 1925.

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[1] Vilmos Rácz (1889-1976). Journaliste, athlète olympique (course de vitesse).