Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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J’ai ÉtÉ figurant dans "soulier de verre"[1]

- Lettre au directeur du Théâtre de la Gaîté -

Monsieur le Directeur,

J’ai l’honneur de vous envoyer ci-joint ma modeste note d’un montant de trente mille couronnes pour la raison qu’à la représentation de mercredi de Soulier de Verre j’ai participé aux noces célébrées au cours du deuxième acte dans une petite auberge de Józsefváros[2], en qualité de figurant.

Peut-être penserez-vous que ma modeste prétention n’est pas parfaitement légitime, car j’y suis tombé par hasard sans y être convié. Il se trouvait que j’avais des affaires à régler à l’étage, auprès de Monsieur Jób[3], et ensuite je me suis retrouvé dans les coulisses. Là je suis en train de causer avec Monsieur Pali Bródy, le metteur en scène. Je lui dis que j’ai une petite soif, est-il possible d’avoir un verre d’eau ? Même un verre de vin, me répond ce cher Bródy, sers-toi, il y en a là sur la table, me dit-il en me désignant la direction entre deux coulisses. J’y jette un coup d’œil, je vois une grande table autour de laquelle un tas de gens sont assis, des hommes et des femmes, la table est chargée de bonnes choses à manger et à boire, il y a même un violoniste tsigane. Pour un homme distrait tel que moi il ne faut pas me le dire deux fois, je me dirige vers la table pour m’y installer. Je vois que Bródy me suit, pris de panique, il me fait des signes, mais je ne comprends pas ce qu’il veut. Parvenu à la table je salue poliment les convives, mais je n’ai pas beaucoup de réponses, sinon quelques regards effrayés. Comme c’est étrange, me dis-je. Tant pis, une auberge est une auberge, je ne les dérangerai pas longtemps, j’avale un verre de vin, je paye et je m’en vais. Et déjà je m’assois sur une chaise que je trouve par hasard vide. Je jette un regard latéral, eh bien, à mon plus grand étonnement je découvre Gabi Rajnai[4], il est assis à ma gauche et il boit. Il boit mais dans un verre vide. Salut, Rajnai, je lui dis, quel bon vent t’amène ici à Józsefváros ? Tu as dû déjà en descendre beaucoup pour ne pas voir que ton verre est vide ! Mais Rajnai ne cesse pas de me faire des signes effrayés ; qu’est-ce qui lui arrive à celui-là ? Je vois que les autres aussi gesticulent : tais-toi, pour l’amour de Dieu ! – font-ils. Je regarde partout, toute la compagnie guette vers l’extérieur à travers la clôture. Dehors, au pied de la clôture une femme en robe blanche se dispute avec une espèce de servante. Je vois la servante de dos, elle pleure. Au bruit que mon apparition a causé, elle tourne légèrement la tête de côté, fichtre, elle est belle cette bonniche, je veux justement le dire à Rajnai, mais  au même moment je reconnais Lili Darvas, ah bon, c’est autre chose, alors ce n’est pas étonnant qu’elle soit belle. Elle me reconnaît également, esquisse un petit sourire, mais se détourne vite et continue de sangloter. Alors ça ne doit pas être Lili Darvas, je me dis, pourtant qu’est-ce qu’elle lui ressemble, seulement en plus belle. Mais pourquoi ne m’a-t-elle pas rendu mon salut ? Tant pis, je ne suis pas venu ici pour m’offusquer, je descends vite mon verre de vin et je m’en vais, apparemment les gens ne tiennent pas trop à ma compagnie. Et déjà je remplis un verre du pichet qui se trouve devant moi, je m’apprête à boire, le nez long, la tête baissée. Dehors le ton de la chamaillerie monte, ici dedans quelqu’un se lève, il veut faire un discours. Je lève les yeux : je veux être pendu si ce n’est pas Gyula Hegedűs ! Qui plus est, avec des moustaches ! Bonsoir Maître, je lui lance amicalement. Mais lui regarde par-dessus ma tête, sans daigner répondre. On dirait qu’il parle vers l’extérieur. Alors là, c’est un comble, même mes plus vieilles connaissances refusent de dialoguer avec moi, qu’est-ce qu’ils me reprochent, ai-je tellement changé ? Ou bien auraient-ils honte que je sois tombé sur eux dans un endroit aussi malfamé, et ils ne veulent pas que je colporte leur mauvaise réputation ? Je commence à trouver cette scène bizarre… le tout ressemble à un rêve… ne connaissez-vous pas ce genre de rêve pénible, angoissant, quand on se trouve au milieu d’une nombreuse compagnie, mais tout est bizarre, obscur, étranger… des visages connus, mais les gens ne vous reconnaissent pas… ils défilent, ils revêtent des figures curieuses, différentes de celle que vous leur connaissez. Celle qui vous connaissez, éveillé, comme une dame fine et élégante, se transforme en une harpie querelleuse, vos amis rasés apparaissent moustachus et transformés… et vous-même ne savez plus qui vous êtes, vous ne savez pas comment vous êtes arrivé là, vous soupçonnez que toute la scène n’est pas en train de se produire mais elle s’est déroulée avant, il y a longtemps, peut-être quand vous étiez enfant, quand tout vous était encore obscur et incompréhensible, merveilleux, liquide, confus – le monde qui peut se transformer à chaque instant en quelque chose de différent de ce que vous connaissez… et le plus grave, vous soupçonnez que, bien sûr, le smoking dans lequel vous êtes engoncé est très élégant, mais que se passera-t-il quand il faudra vous lever et on verra que vous êtes pieds nus sous la table ?

Je suis pris d’une vague angoisse. Non, non, peut-être que je ne rêve pas… c’est bien avec Pali Bródy que j’ai discuté il y a un instant… Allons ! Regagnons nos esprits !! Mais c’est bien désagréable !! Ah oui !!... Ça y est, je mange quelque chose, tout s’expliquera… Voyons cette fougasse aux lardons… Allons-y !

J’en attrape une dans le plat, je mords dedans énergiquement… Jésus ! C’est vrai que je rêve ! La fougasse aux lardons est en bois !

J’ai envie de crier, - mais l’instant suivant Bródy s’amène et me tire de la table. Je me frotte les yeux – où étais-je tombé ?

Bon, j’ai donc appris que je me trouvais sur la scène du Théâtre de la Gaîté à une représentation du Soulier de Verre, le soir, devant le public, sans même m’en rendre compte. Donc, cher Monsieur le Directeur, je voulais seulement vous dire que… euh… l’art c’est une chose étrange… comme un rêve par rapport à la vie… peut-être le saviez-vous déjà ?... Et que dans l’art c’est le théâtre qui ressemble le plus profondément et le plus mystérieusement au rêve… c’est un rêve dans le rêve… un jeu derrière le jeu… le souvenir du souvenir, le souvenir d’un rêve de l’enfance… et je vous prie en conséquence de me verser les trente mille couronnes de cachet de figurant qui me sont dues, que cela ait été ou non le fruit du hasard.

Respectueusement vôtre,

                                                                       Frigyes Karinthy.

 

Színházi Élet, n°5, 1924.

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[1] Célèbre pièce de Ferenc Molnár.

[2] Quartier populaire de Budapest.

[3] Dániel Jób (1880-1955). Directeur artistique du Théâtre de la Gaîté (Vígszínház) ;

[4] Gábor Rajnai (1885-1961). Grand comédien au Théâtre National ; Lili Darvas (1902-1974). Actrice, épouse de Ferenc Molnár, émigrée aux USA avec lui en 1935 ; Gyula Hegedűs (1870+1931). Comédien.