Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
en plein air
Les Grecs ont commencé, les Romains ont
continué. La Renaissance l’a ressuscité – notre temps, temps des expériences,
panorama chamarré de tous ce qui a existé et qui pourrait exister encore,
a fait une tentative comme réveillant un fantôme. En Allemagne, premier
laboratoire expérimental des arts, la parole dominatrice de Reinhardt[1] a subjugué et fait taire les inquiets, les
rares qui, au-delà du scintillement aveuglant et de la bravoure que représente
l’exploit de cette expérience, sont aussi intéressés de savoir si elle a un
but, s’il existe un espoir d’accéder grâce à elle à une nouvelle loi de
l’art.
L’admiration des épigones de Reinhardt
n’était plus assez puissante pour dissiper ces doutes. Des voix
d’insatisfaction se sont élevées çà et là en plein air, des rangs du public
nombreux : saine protestation du goût contre quelque chose qu’il sent
forcé et artificiel, justement parce que cela veut être trop naturel, le vérisme,
sauvageon du naturalisme à la recherche de la vérité dans une
représentation fidèle, confond réalité et vérité.
L’échec de l’expérience a commencé dès la
volonté de forcer les foules à y participer : quand le poing dur et
difforme de Wagner a cogné à la porte de fer des coulisses pour qu’elle s’ouvre
et fasse place à la multitude rassemblée au dehors. (Curieusement, ce qu’il n’a
pas réussi, la musique italienne plus souple a su le faire. Les opéras de Verdi
ont récolté la gloire sur les scènes immenses faites pour les dimensions
wagnériennes ; là où la musique de Wagner a échoué, la main italienne
raffinée a trouvé, elle, la clé de la porte de fer vainement cognée.) En vain. Il
est impossible d’affronter le problème directement : pour comprendre la
cause de l’échec on doit d’abord trouver les ficelles et combinaisons qui
ouvrent la serrure. Voyons donc de quoi il s’agit en fait.
Initialement l’école "du plein
air" était partie de l’intention permanente mais tragique qui tend à faire
fusionner la réalité et son reflet, l’art, dans l’espoir d’un effet
éblouissant, jamais vu. Un désir infantile, donc éternel. Il entre dans la même
catégorie que les vrais cheveux de la poupée de porcelaine, que la pipe
fourrée dans la bouche du bonhomme de neige, que la vraie pendule fixée
dans le clocher peint d’une image d’église peinte. Évidemment l’effet sera
absurde, ou dans le meilleur cas comique. Le raisonnement infantile et rusé,
s’imaginant que les éléments réels introduits en fraude dans une illustration
destinée à donner l’illusion de la réalité accroîtraient cette illusion, fait
fausse route : la matière réelle brise l’effet de l’illustration,
l’illustration détruit le crédit de la réalité. Un buste peint ne peut pas
avoir de vraies jambes, car les vraies jambes fuiraient du buste peint.
Or le théâtre est une illustration, même s’il est fait par des hommes
vivants, il symbolise par des masques physiques et psychiques des
personnes qui ne sont pas présentes. C’est l’imagination qui a engendré
la scène, les comédiens qui évoluent sur la scène sont autant d’illusions
vivantes, c’est pour cette raison que nous acceptons comme naturel qu’ils
s’habillent différemment et qu’ils parlent différemment que nous. Le fond peint
constitue leur vrai cadre, et ce sont les murs qui reflètent et tiennent
ensemble la principale matière de la comédie, la voix du parler humain,
qui se perd, disparaît au-delà des murs.
On n’augmente certainement pas l’effet
réaliste de cette illustration en remplaçant ce fond par de vraies chaînes de
montagnes, le véritable horizon céleste. Aucune sorte de réalité ne peut
remplacer le petit mouchoir de poche manquant au cosmos autonome et propre de l’image :
si un trou se forme dans l’image, l’univers ne suffirait pas pour le combler,
seule la peinture pourrait le faire disparaître.
Qu’est-ce qui se passe ? Des comédiens
jouent Antigone, mettons, au sommet d’une colline de Budapest. Tu t’efforces de
te concentrer, tu es un homme cultivé, tu sais que c’est de la monumentalité,
une extension des possibilités, un retour à la nature. Mais oublie tout cela
dans un heureux moment de distraction, et ton bon goût, l’enfant admiratif que
tu es, apercevra d’un coup tout ce micmac ridicule, confus et extravagant.
Qu’est-ce qui se passe ici ? Nous nous trouvons en haut de la colline où
les gens viennent en excursion, avec du poulet pané et du salami pour leur
pique-nique. Mais qui sont ceux-ci ? Ce ne sont pas des pique-niqueurs –
ils sortent d’une sorte de mascarade, ici sous le ciel bleu, qui n’est pas le
ciel bleu de Hellas mais le ciel d’une colline de
Budapest, pas une colline d’il y a deux mille ans mais la colline
d’aujourd’hui, ce ciel bleu qui se renouvelle chaque jour, sur lequel le Soleil
se hisse chaque matin, signalant le présent éternel, le Soleil éternel, éternel
dans l’espace et dans le temps que l’on ne peut pas rayer du ciel. Que
cherchent ces gens ici ? La réalité ? La réalité, on ne peut ni la
tromper, ni la séduire, ni l’utiliser, on ne peut l’approcher que de bonne foi,
en s’y adaptant. Si vous voulez la réalité car la réalité est belle, alors
soyez conséquents : c’est le poulet pané et le salami, non Antigone, qui
sont assortis à la réalité spatialement présente et temporellement présente de
cette colline de Budapest, car tu ne peux pas peindre des feuilles sur un vrai
arbre, ni coller de vraies feuilles sur une branche peinte, dans les deux cas
tu tricherais.
Mais alors, comment évolue l’art ? –
crie un jeune admirateur furieux. Comment peut-on inclure des monts lointains,
la mer et la plaine, toutes les beautés de la nature, dans la beauté du
mouvement humain, si ce n’est pas ainsi ? Car chacun reconnaît que ce
serait beau de voir ainsi, ensemble, l’homme et la nature.
Tu as raison, fiston, ce serait beau, mais
il t’est arrivé avec cette affaire ce qui est arrivé au personnage de
Courteline qui, ayant piaffé sous la gouttière par une pluie battante se dit
qu’il faudrait inventer – le parapluie. Ce que tu aimerais inventer existe
déjà, cela s’appelle la cinématographie. Cette invention immortelle a
tout rapporté pour l’art, homme et nature, petit et grand, lointain et proche,
à un dénominateur commun, elle a tout fusionné en un quand elle a enchanté la
nature morte et immobile en une réalité vivante, et figé en une image le
geste vivant. Celui qui veut voir ensemble la nature et l’art, ne doit pas
crier : « Art dehors, en plein air ! », mais :
« Réalité, sur l’écran ! »
Színházi Élet, 1924, n°31.