Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
la vÉritÉ ?
endant que j’écris ces lignes, le
verdict du procès de Csongrád[1] n’a pas encore été prononcé, mais
l’enquête, les plaidoiries de l’accusation et de la défense ont déjà eu lieu.
Ils sont en train d’élaborer le verdict et dans quelques heures je saurai –
tiens donc, je viens de me rendre compte que je me pose une question bien
simple : qu’est-ce que c’est en fait que je saurai d’ici quelques
heures ?
Le verdict ? Le verdict en soi ne
m’intéresse pas, il n’y a en moi a priori aucune sorte de colère, d’antipathie,
d’esprit de vengeance en direction des accusateurs ou des défenseurs, pour ou
contre les accusés ou les victimes. Le verdict en tant que punition, si c’est un
verdict de culpabilité, vu que les accusés nient le crime qu’on leur reproche,
paraît dérisoire dans son importance par rapport à la vraie question :
est-ce que oui ou non on reconnaîtra le crime comme établi, criminalité
aggravée par la lâcheté des accusés d’avoir nié, eux qui ont contraint le
tribunal à apprendre indirectement ce qu’il aurait dû apprendre directement de
leur bouche, eux qui étaient les mieux placés pour tout savoir : quelle
est donc la vérité autour de ce crime de Csongrád ?
C’est ce que je devrais apprendre d’ici
quelques heures – mais de quoi je vais l’apprendre ? Puisque le verdict,
savoir si les accusés sont oui ou non coupables, le tribunal ne peut le déduire
que de l’audience, de l’écoute de l’accusation et de la défense, comme moi je
le déduirais si j’étais le juge, après avoir attentivement lu l’accusation, la
production des preuves et la défense. L’audience est levée, et si je suis quand
même curieux de savoir si le juge prononce le verdict de culpabilité, s’il
prononce que le crime a bel et bien été commis par P. et consorts, ma curiosité
de le savoir ne signifie pas moins que ceci : l’audience n’a pas révélé
la vérité. Mais alors le juge, un homme semblable à moi, de quoi va-t-il
l’apprendre, la vérité ? À moins qu’il ne se contente d’un acte de
justice, plutôt que de révéler la vérité (c’est-à-dire, P. et
consorts ont-ils oui ou non lancé la bombe ?) ; il est alors
parfaitement suffisant de peser : laquelle de l’accusation et de la
défense arrive à énumérer plus d’arguments et de preuves que l’autre.
Celui qui comme moi ne s’intéresse vraiment
qu’à la vérité, que la vérité intéresse plus que la peine, plus que
l’acte de justice, plus même que sa propre vie, celui-là attend avec inquiétude
le verdict de tous les procès dans lesquels les accusés nient l’accusation.
Cette inquiétude recèle le pressentiment d’un problème en souffrance : le
soupçon ancien que la vérité de la vie n’est pas identique à la vérité
de la sentence, qu’une curiosité plus qu’humaine au fond de notre âme veut absolument
connaître, même en deçà et au-delà de la vie, même au prix de risquer ou
refuser la vie. La vérité de la vie est très simple par rapport à cette autre
vérité : chacun tient à sa vie et la défend s’il le faut, c’est tout. Mais
si quand même, si sous le poids d’une preuve décisive (cela ne doit résulter ni
d’un interrogatoire musclé, ni d’une suggestion corporelle ou psychique !)
il se révélait avec une certitude absolue que c’est bel et bien P. et consorts
qui ont lancé la bombe, qui de nous oserait approuver que plutôt que dire la
vérité les accusés se défendissent, qu’ils cherchassent plutôt que la
vérité, leur vérité ? Y a-t-il des excuses au mensonge, même
s’il est fait dans l’intérêt d’une vérité imaginaire, supérieure, dans
l’intérêt de la vérité de sa vie ? La science juridique
reconnaît plus ou moins la légitimité de la défense de la vie, quand elle
n’exige pas de serment avant l’audition de l’accusé, mais cette
curiosité plus qu’humaine dont il a été question ci-dessus pardonne plus facilement
le crime que le mensonge, elle ne connaît ni crime ni vertu, elle ne connaît
que deux choses : vérité et mensonge.
Quel que soit donc le verdict de Szolnok,
il est vraiment dommage que ni l’accusation ni la défense n’aient pu apporter
une preuve irréfutable dans cette affaire. Car il y a en elles une certaine prise de position plus que vitale
face à la vie, au crime et à l’innocence, dont les fluctuations sont
insupportables ; nous ne connaissons pas sa source, nous supposons
seulement qu’elle n’est pas engendrée par le monde des instincts. La science
nomme cela l’éthique, mais elle est incapable de déchiffrer son
secret : elle nous vient de quelque part à l’extérieur. Si tu veux savoir
si tu possèdes ce secret, observe bien ta propre compassion ; ressens-tu
une différence quand on bastonne sous tes yeux un innocent ou un
criminel : puisque
dans les deux cas tu possèdes la cause spontanée, instinctive, animale, de
ressentir de la compassion, un homme innocent ou un criminel gémit de la même
façon sous la bastonnade. Si tu ressens la même pitié dans les deux cas,
mais tu ne pourrais défendre que l’un, l’innocent, même au risque de ta vie,
alors tu as fait un grand pas en avant pour deviner quelque chose qui n’est pas
nécessaire à la vie, mais sans quoi la vie n’est que cafouillage insensé de
hasards.
Pesti Napló, 27 septembre 1924.
[1] En décembre 1923, une bombe a été lancée contre des Juifs dans un grand hôtel de Csongrád. Les coupables n’ont pas été trouvés.