Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
À chat perchÉ
- omment ça se fait que tu t’y connaisses aussi ?
Mon nouvel ami esquisse un sourire,
doucement, sans aucune amertume.
- Tu crois peut-être que j’ai toujours
été marchand de cuir ? Si tu veux savoir, j’ai un diplôme de médecin.
Ou un autre.
- Vous dites, Docteur… Ce n’est rien
de grave ?
- Je vous dis que d’ici deux semaines
vous aurez tout oublié. Moi-même j’ai eu cette maladie. Cela a même été très
désagréable, pendant deux semaines je n’ai pas pu me rendre au magasin.
- Quel magasin ?
- Eh bien, pour ne rien vous cacher,
j’avais autrefois un abattoir. C’est seulement quand les Roumains me l’ont pris
que je me suis inscrit en faculté.
Et encore.
- Tenez, mon ami, vous porterez ces
deux colis rue Dembinszky, vous monterez ces trois
autres au Quartier du Château, celui-là, vous le déposerez chez le concierge où
nous avons été. Notez bien pour ne pas l’oublier, ou préférez-vous que je le
note moi-même ?
- À votre service, Monsieur, c’est
noté.
- Comment, vous me prenez en
sténo ?
- J’ai été sténographe au Parlement,
Monsieur.
Et ainsi de suite.
Quel que soit celui qu’on côtoie, avec qui
on discute, dont on fait la connaissance, s’il a plus de trente ans, il s’avère
qu’il fait tout autre chose que ce à quoi il s’était préparé, ce qui était son
métier, son industrie, son bureau, son art. Il possédait un commerce, une
entreprise florissante, trois générations l’avaient développée avant de la lui
passer ; il avait une fonction, un diplôme, une boutique, un rang, un
titre ; il avait de l’ambition, des retours de ce qu’il avait appris, de
ce à quoi il s’était consacré ; il s’était formé pendant dix ans, quinze
ans, avant d’acquérir une autorité, de devenir un artiste de son art. Une vie
semblait trop courte pour profiter de tout le savoir, toute l’expérience, toute
la compétence accumulée, pour être grand dans son métier, pour tenir tête, pour
faire honneur à sa profession - et un jour la vie lui a tout pris, il a dû
recommencer à zéro, ailleurs, en terre inconnue, entouré de visages étrangers.
Il a dû faire preuve d’âme, de nerf, de force de caractère pour ne pas perdre
les pédales, et sombrer dans les bas-fonds ; il a dû s’habituer au
"tempo américain" que l’Européen naïf louange avec ébahissement et
dont l’essentiel réside après tout dans le style que l’on peut qualifier soit
de débrouillardise soit d’imposture, auquel on ne peut être contraint que par
la nécessité et qui consiste à se faire passer pour un expert dans un métier
dans lequel on n’est que profane. Néanmoins, si nous entendons que le vaillant
épicier a acheté le théâtre et l’a fait transformer selon Reinhardt pour qu’il
soit à même d’y monter des pièces futuristes, que l’ancien maire et chef
d’état-major et politicien a installé un centre de soins esthétiques puis est
devenu directeur d’une entreprise mondiale d’industrie du cinéma à Chicago,
puis champion de boxe à Londres, que le célèbre bactériologiste émigré et
l’ancien président de l’Union des Architectes et le général qui avait gagné
cette bataille connue dans l’histoire, sont aujourd’hui fabricant de chaussures
à Bruxelles et homme-sandwich à Vienne et fondeur de cloches à Milan, alors
nous claquons savoureusement des doigts et de la langue en clignant des
paupières, nos yeux scintillent de fierté nous disons, ça alors, enfin quelque
chose se passe, de la vie, du vivant, du progrès ou ce qu’on voudra ; on
peut quand même apprendre quelque chose de cette foutue Amérique ; nous ne
restons pas nous non plus les bras ballants à nous tourner les pouces, nous
bâtissons, nous travaillons, nous voulons quelque chose, nous acquérons petit à
petit un vrai sens pratique, mon cher ! Tu vois, mon cher, un homme comme
ça m’en impose, mon cher, un homme qui ne se laisse pas aller, mon cher, mais
recommence sa vie ; ça, c’est la saine musique de l’avenir, mon cher !
Et personne ne remarque qu’il ne s’agit
nullement de mérite de l’Amérique et de progrès et d’évolution et de santé, mon
cher. De ce que chacun fait autre chose que ce qu’il savait faire, ce pour quoi
il était né, ce qu’il avait appris, il est beaucoup trop optimiste d’en
conclure un bel avenir - il est plus sensé d’en conclure un passé terrible et
désespéré. Un passé proche terrifiant, un tremblement de terre, qui a dispersé
des foyers paisibles, fait écrouler des vieux murs éprouvés, qui a enterré des
vivants et fait sortir des morts de leur tombe. Et les baraques, les
bidonvilles, les logements de fortune bricolés sur les ruines, même si on
tapisse les murs de papier bariolé, il est stupide de les nommer Ville Nouvelle
- une ville nouvelle ne pourra être construite, à supposer qu’elle se
construise, qu’une fois que les cabanes construites sur les ruines auront
disparu. Il est possible que "L’Europe sera plus belle qu’elle n’a jamais
été", qu’elle sera plus forte et plus grande, mais ce qui se passe ici en
ce moment, ce n’est pas la construction, c’est, dans le meilleur cas, le
nettoyage des ruines. C’est parmi les ruines que l’enfant orphelin, abandonné
par le siècle joue "à chat perché" - il court en tous sens, au
moindre signe d’alarme il saute à l’arbre le plus proche, n’importe quel arbre,
pour ne pas perdre son tour - et le joueur le plus maladroit crie le mot de
passe à gorge déployée, de plus en plus désespéré, le plus maladroit reste
toujours sans arbre, pour qu’il reste quelqu’un pour crier - le perdant, le poète.
Pesti Napló, 25 janvier 1925.