Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Le thÉÂtre ne peut pas mourir

 

Il ne s’agit pas d’une réflexion esthétique, dramaturgique ou d’histoire de la culture à l’occasion de la dépression théâtrale qui sévit. Habituellement je ne fais pas confiance aux résultats de ce genre de démonstrations et d’arguments pour ou contre, même émis par moi. J’ai découvert depuis longtemps que les gens, moi compris, sélectionnent parmi les arguments et conclusions disponibles toujours ceux qui leur conviennent personnellement, ceux qui justifient leur thèse et leur font miroiter des résultats encourageants, sous prétexte de recherche de vérité universelle. En d’autres termes, les écrivains découvriront toujours qu’une vie sans littérature n’existe et ne peut exister – les comédiens ont tendance à croire le sage qui démontre que le théâtre est immortel – les soldats claironnent la guerre éternelle, les saints la paix éternelle, les forts la lutte et les faibles la compréhension ; celui qui est jeune voit la victoire de la jeunesse derrière le voile de brume de Demain sans apercevoir que Demain elle sera elle aussi plus vieille et non plus jeune, et alors elle sera contente si la sagesse, à laquelle elle a accédé nolens volens pèse plus lourd que le babillage d’un enfant. Malheureusement parmi les centaines de millions d’humains qui se battent et qui luttent il n’y a guère à notre époque que dix ou quinze éminences dont, sinon le talent, plutôt la position favorable et l’indépendance permettent de rechercher la vérité – les autres se contentent de se débrouiller pour trouver leur petite vérité.

Justement pour cette raison je vous prie de ne pas accorder une importance symbolique, abstraite, à l’affirmation du titre. Par théâtre je n’entendais pas ici le Théâtre avec un T majuscule, l’art théâtral et la littérature dramatique, mais tout simplement le théâtre, au sens lexical du terme, autrement dit ce bâtiment que l’on construit à seule fin d’y jouer des pièces ; eh bien le théâtre en tant que bâtiment servant cette fonction ne peut pas mourir – j’attire votre attention sur ce fait, non en tant que principe esthétique, mais en tant qu’un fait positif simple et modeste. Il s’agit de ce qu’on construit un théâtre qui, par sa nature, ne peut être utilisé à rien d’autre qu’y jouer et y écouter des pièces – il ne peut être utilisé ni comme hôtel, ni comme maison d’habitation, ni comme halle aux grains, ni comme marché aux poissons – impossible même de le transformer à cette fin, donc si par malheur il devenait inutile, il conviendrait tout simplement de le démonter comme quelque hangar temporaire, estrade ou arc de triomphe dressés pour une seule occasion, et construire autre chose à sa place. Mais comme je n’ai presque jamais entendu, ou alors extrêmement rarement, des cas où on aurait démoli un théâtre (sinon pour en bâtir un autre à sa place, ou le rebâtir mieux autre part), je dois en conclure qu’un théâtre ne peut devenir inutile, ou en langage des théâtres, ne peut pas mourir. Un café peut échouer et se transformer en une agence bancaire, une banque peut échouer et être transformée en un café. Mais le théâtre ne peut pas échouer, simplement parce que s’il échouait, il ne pourrait être transformé en rien d’autres, il faudrait le démonter. Or on ne le démontera pas, parce qu’il y aura toujours des personnes pour qui un bâtiment non démonté vaut davantage qu’un bâtiment démonté. Par conséquent des comédiens peuvent rater, des pièces peuvent faire un four, des directeurs peuvent faire faillite, mais le théâtre lui-même ne peut pas. C’est donc son inutilité pour tout autre usage qui le rend indispensable, voire immortel, comme un objet décoratif ou un bijou qui trouvera toujours un propriétaire, quelles que soient les "conditions économiques" – et ici, celui qui cherche à tout prix un symbole, peut en trouver. Placé parmi des masses de pierres bâties pour satisfaire des besoins précis et définis, le théâtre est un bracelet, un collier, un diadème – qu’il lui arrive n’importe quoi, qu’une famille, une nation, toute une société fasse cent fois faillite, périsse, échoue – le bijou ne peut pas perdre son rang, un bijou ne peut pas être dégradé : on peut le vendre, mais pas l’utiliser à d’autres fins – si nous n’avons plus les moyens de subvenir à ses besoins, de le cajoler, si nous devons nous en séparer pour avoir de quoi acheter du pain et un couteau pour l’entamer : parce qu’on peut avoir "du fer pour de l’or" mais jamais "du fer en or". S’il n’y a plus de troupe et plus de comédien et plus de pièce et  plus de directeur, il y aura encore du théâtre – le théâtre demeurera aussi longtemps qu’il y aura du public – or il y aura du public tant qu’il y aura du théâtre, parce que non seulement parmi les maisons et les pierres mais aussi dans la nature humaine il y a quelque chose, un trait qui est exclusif, qu’on ne peut utiliser à rien d’autre, qu’on ne peut transformer en rien d’autre, quelque chose d’inutile mais irremplaçable et immortel : l’inclination, le simple désir d’être public.

 

Színházi Élet, n°45, 1924.

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