Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
premiÈre rencontre
ui, j’avais vingt ans. Cela n’a
duré qu’un mois ou deux : j’ai découvert tout à coup que je venais de me
lier avec tout le Parnasse hongrois. Le Parnasse hongrois était en ce temps
réellement une montagne, et non le
plateau étale qu’il est devenu depuis, où tu peux marcher en long et en large
pendant des années avant de croiser un élu. Dans l’espace il s’agissait de la
mezzanine du Café New York, ou le Cercle Otthon,
ou le Bristol, ou la rédaction de Nyugat, ou de l’Abbázia – peu importe. Dans le temps c’était tout de même
la période où j’ai vu pour la première fois plusieurs écrivains célèbres en même temps, en personne, dans la même
journée, plus que pendant les vingt années qui ont suivi.
Et maintenant j’essaye de me souvenir :
comment était cette première rencontre ? Apparemment rien de particulier,
un homme sérieux qui a de l’amour-propre ne s’en préoccupe généralement pas.
Présentation, serrement de mains, hochement de tête – quoi d’autre ? Ce
n’est pas un sujet intéressant si je suis sincère et je ne suis pas à l’affût
d’anecdotes à effet. Et si je ne suis pas sincère, ce n’est que comédie
indigne, truc de chansonnier.
J’essaye de remémorer ceux que j’ai
rencontrés avant mes vingt ans – ce qu’ils m’ont dit alors. Avant mes vingt ans
– alors que c’était seulement eux qui
jouaient un rôle dans ma vie et non moi dans la leur – eux aussi se
formaient déjà une image de moi, ce qui, pour ou contre, influençait leur
attitude.
Le premier écrivain célèbre qui m’a adressé
la parole était Mór Jókai. J’avais quatorze ans, quelqu’un
m’avait amené à une réunion de la Société Petőfi qu’il présidait. À la
fin de la séance, je me suis par hasard trouvé parmi les derniers à sortir.
J’ai traîné un peu à la barrière qui séparait la salle de la tribune pour
guetter bêtement les personnalités. Je ne connaissais qu’un seul des écrivains
présents, József Prém, mon professeur au lycée. Ils
bavardaient entre eux, formaient un cercle autour de madame Jókai si je me
rappelle bien. Jókai, lui, était resté un peu à l’écart. Tout à coup, je ne
sais pas comment, nous nous sommes trouvés face à face des deux côtés de la
barrière. J’ai rougi, et doucement, en guise de salutation, presque en
chuchotant, j’ai dit : « Vive Jókai… » - j’ai probablement dû
penser que c’est ainsi qu’on devait saluer les grands écrivains. Lui, d’un
geste s’est croisé les bras sur la poitrine, s’est incliné et a souri,
« Merci, mon garçon », a-t-il dit, et il m’a caressé la tête.
En ordre chronologique, Ferenc Molnár fut
le deuxième écrivain célèbre que j’ai connu. J’avais dix-neuf ans, un de mes
croquis avait paru dans Fidibusz. J’allais chercher mes honoraires,
quelqu’un m’a dit que Ferenc Molnár voulait me voir. J’étais très ému, Molnár
était au sommet de sa gloire : j’ai pensé que c’est par moi qu’il voulait
faire écrire sa prochaine pièce. Je me suis rendu au Pesti Napló parce qu’on m’a dit que je le trouverais là. Je
l’attendais dans l’antichambre, il est arrivé, mais il a dû passer plusieurs
fois devant moi avant que je n’ose l’arrêter. J’ai fini par l’aborder et me
présenter en chuchotant, espérant que cela suffirait. Il s’est profondément
incliné, son monocle brillait, sur son visage élégant, impressionnant, pas un
muscle ne frémissait, et de sa voix tonitruante que nul de la rédaction ne
pouvait ne pas entendre, a dit : « j’ignore qui vous êtes, je n’ai jamais entendu votre nom, je n’ai pas
la moindre idée pourquoi c’est un honneur, mais j’ai bien l’honneur… ».
J’ai balbutié quelque chose avant de me sauver dans la rue pour y pleurer ma colère. Bien sûr, à Fidibusz on m’avait simplement
fait une farce, c’est évident. (Je l’ai une nouvelle fois rencontré quelques
semaines plus tard, il était admirablement charmant, aimable, il m’a procuré du
travail, des contacts, de l’argent.)
À Sándor Bródy on m’a présenté au
Bristol : j’étais déjà collaborateur de Nyugat. « Salut, fiston,
ravi de te rencontrer, j’ai lu des choses de toi (c’était faux, je n’avais pas
encore été publié), tu écris avec énormément de talent », a-t-il dit, puis
il a ri entre deux de ses doigts comme à son habitude : « khe, khe, khe… »,
comme gêné par sa propre méchanceté.
C’est pour toucher mes honoraires pour un
poème que je suis monté chez Ernő Osvát la première fois. Il m’a serré dans ses bras et m’a
embrassé sur les deux joues, je ne l’oublierai
jamais.
Pour rencontrer Jenő Heltai, je me suis pointé au cercle Otthon. C’est là que j’ai fait la
première gaffe de ma vie, euh… ne tournons pas autour du pot, l’échange
littéraire s’est terminé par … euh… comme accessoirement, j’ai fait allusion à
un certain état momentané, bien sûr sans insister… bref, brusquement il m’a
tendu un immense billet de cinq couronnes, et lorsque j’ai voulu protester, il
a dit : « voyons, tout l’honneur est pour moi ». (Fichtre, il
conviendrait de le lui rendre ! Bon, quand je le verrai la prochaine
fois.)
Le même jour, devant le New York, un
de mes amis était en train de discuter avec un monsieur plutôt grand, bohème,
un peu négligé, mais fier comme un dandy, il me l’a présenté : « Dezső Kosztolányi ». Moi aussi
j’ai voulu dire mon nom, mais le vent a emporté mon chapeau et j’ai dû lui
courir après. À midi nous nous sommes croisés une nouvelle fois sur le Corso,
là enfin nous avons lié conversation, nous sommes allés déjeuner ensemble, et à
la fin nous nous sommes querellés pour payer l’addition, chacun voulait payer
pour l’autre. Cette dispute s’est souvent reproduite par la suite, avec
l’objectif contraire/
Mihály Babits était assis à la fameuse
table Osvát, quand je l’ai abordé. La discussion
tournait autour de Bernard Shaw. Babits parlait peu, il souriait, il écoutait –
quand il prenait la parole, il lançait feu, flammes et étincelles.
Bizarrement je ne me souviens pas de ma première rencontre avec Endre Ady. Lors
de la troisième ou quatrième, il m’a informé d’une petite affaire familiale
insignifiante me concernant, dont quelqu’un lui aurait parlé à Paris, il
ignorait dans quel but, mais il s’est vite avéré que c’était une erreur. Il
avait presque le même rire que Sándor Bródy.
Quand on m’a conduit auprès de József Kiss à la table de Hét, il m’a regardé d’un air soupçonneux, néanmoins il m’a
commandé un croquis. Je l’ai écrit, ça lui a beaucoup plu, mais lorsque je lui
ai demandé de l’argent, il l’a relu et a déclaré que « ce croquis n’a
aucune signifiance ».
Dezső Szomory
a été aimable et courtois, à la terrasse du Bristol. La simplicité de son
parler m’a étonné. Seulement un de ses mots sur deux était n’est-ce pas.
Pál Ignotus m’a invité à Szentendre,
en bateau. J’ai accepté, j’y ai passé un après-midi entier avec lui et sa
femme.
Zsigmond Móricz était si extraordinairement
et sincèrement modeste (après Sept Sous),
que j’en ai été gêné. « Quand saurai-je, demanda-t-il, écrire comme tel ou
tel, des choses comme ceci et cela » (et là il a nommé des écrivains
presque insignifiants).
Menyhért Lengyel m’a reçu
la première fois dans sa garçonnière. Il m’a parlé de sa famille et de ses
années passées à son bureau. Il s’apprêtait à écrire une scène de cabaret.
J’ai rencontré Ernő
Szép dans ce vieux café qui se trouvait au voisinage
du Cabaret de Endre Nagy. Nous avons bavardé, il m’a
dit qu’il comptait écrire une pièce, mais il en avait mentionné le sujet à
Molnár, à qui ça a déplu. Alors il écrivait de la poésie, il m’a montré la
dernière et m’a demandé quel titre lui donner. Je lui en ai suggéré une
vingtaine, il n’en a accepté aucun, avant de dévoiler qu’elle en avait
déjà un : « Accoudement ». C’est lui qui m’a entraîné au cercle Otthon, en chemin
il m’a demandé de quoi je vivais. J’ai dit que je touchais dix couronnes par
semaine chez Fidibusz,
il a poussé un soupir : « Vous au moins vous avez un revenu
régulier. »
Jenő Rákosi m’a raconté une anecdote
amusante prise dans ses souvenirs, tout en me dissuadant d’écrire.
Árpád Tóth ne
parlait guère, il a préféré m’écouter, puis nous nous sommes mutuellement
dessinés, en face, à la même table, à deux pas de distance, sans pudeur.
Szomaházy m’a fait savoir qu’en secret, en tête à
tête, je pouvais le tutoyer, mais je devais veiller à ce qu’on ne nous entende
pas. Nous sommes toujours dans les mêmes termes.
Chez Lajos Bíró
j’ai été invité pour déjeuner. J’ai renversé du vin rouge sur la nappe, mais je
l’ai vite caché sous ma serviette. Ensuite j’étais assis sur des charbons
ardents. Avant de partir je me suis retourné depuis la porte pour dire :
« c’est moi qui ai taché la nappe », et lui, m’a lancé :
« je sais ! »
Renée Erdős
a souri gentiment, elle a retenu longtemps ma main au foyer du théâtre et elle
m’a félicité.
Ernő Vajda portait
des lunettes, il penchait sa tête légèrement sur le côté.
Je n’ai pas de souvenir de mes autres
"premières rencontres". J’espère qu’il y aura quelqu’un pour s’en
souvenir à ma place.
Színházi Élet, n°21, 1925.