Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Sur la bière de Kőbánya

Très honoré Monsieur le Rédacteur,

C’est dans le trouble du dilemme le plus prenant que je m’adresse à votre tact mille fois éprouvé, afin d’obtenir une réponse rassurante à mes doutes déchirants : ce que je suis en train de commettre, serait-ce une indigne fabrication de publicité, ou bien un soutien honnête de l’industrie nationale, jailli d’une franche conviction ?

Écoutez, la chose s’est passée de la façon suivante. Une connaissance commune m’a présenté un brave gentleman dans un restaurant. Restés entre nous, à défaut d’autre sujet commun, nous avons entamé un échange d’idées sur les plats du menu. Il trouvait le restaurant trop cher, et s’est mis à louanger la cuisine parisienne – moi je parlais des boissons et ma foi, échauffé par mon sujet, j’ai lancé un assaut contre l’idolâtrie déraisonnable de ce qui vient de l’étranger, si caractéristique du bourgeois de Pest qui singe et surestime certains articles dont il pourrait trouver de bien meilleurs sur le marché national. Voulez-vous des exemples, lui ai-je dit. Il n’y a qu’à regarder autour de nous, ne serait-ce que sur cette table. Tenez, prenons par exemple cette bière. Produit hongrois, bière de Kőbánya – je vous jure qu’elle est supérieure aux bières étrangères, elle tient tête aux célébrités étrangères, à la bière bavaroise, à la Pilsen. Elle est succulente, je vous jure que je la préfère à n’importe quelle autre.

Mon interlocuteur inconnu m’écouta sans le moindre signe d’approbation ou de désapprobation, affichant un sourire particulier qui m’a énervé. Lorsque j’eus terminé, en guise d’observation, il se tourna brusquement vers moi avec une question : pourquoi, en tant que journaliste, ne développerais-je pas mon opinion devant le public ? Pourquoi pas, en effet, à l’occasion, ai-je répondu. Pourquoi à l’occasion, répliqua-t-il, l’occasion est toute donnée, ça rendrait un fier service à l’industrie nationale et accessoirement à moi-même. Car il faut vous dire que je suis un des actionnaires principaux de la brasserie de Kőbánya, et je vous serais redevable de la plus grande gratitude, si vous faisiez de la publicité pour la firme qui me fait vivre. Vous pouvez imaginer, Monsieur le Rédacteur, la colère qui m’a pris à cette déclaration. Mais je me suis retenu, j’ai toisé Monsieur l’actionnaire en souriant. Vous avez peut-être été mal informé sur mon compte, lui ai-je répondu fraîchement. Comment pouvez-vous imaginer que je publierais un article publicitaire pour quiconque sur n’importe quoi, laissant éveiller le soupçon d’avoir été stipendié, d’avoir fait des éloges par intérêt. Non, vous vous méprenez sur mon compte.

Ma connaissance de fraîche date rougit et se lança dans des excuses : puisque c’est moi-même qui avais abordé le sujet et déclaré qu’il faudrait écrire à quel point la bière de Kőbánya était excellente, meilleure que les étrangères. Il pouvait donc s’imaginer que…

Bien sûr, l’ai-je interrompu, j’aurais volontiers écrit un tel article, si je n’avais pas appris entre-temps que le faire pourrait passer pour une vile publicité.

En somme, répliqua-t-il, vous ne pouvez plus écrire votre article, car vous m’avez par hasard rencontré et vous comprenez que l’écrire me ferait de la publicité.

C’est exact, ai-je répondu, vous n’imaginez tout de même pas que je puisse marcher dans une telle combine ?

Autrement dit, la crainte d’être mal compris et d’être considéré comme intéressé peut vous empêcher de manifester votre conviction profonde ! – cria fiévreusement mon interlocuteur et il sauta de sa chaise. – Excusez-moi, mais c’est simplement lâcheté et pudibonderie. Si des martyrs qui se sont sacrifiés pour un idéal et une conviction, croulant sous de fausses accusations, avaient pensé comme vous, le monde croupirait aujourd’hui encore dans l’esclavage. Adieu !

Et il me planta là. Pendant quelques minutes j’ai ressenti une vive colère et j’avais l’idée de faire la leçon à ce monsieur. Mais ensuite, après une courte réflexion, j’ai reconnu que cet homme avait raison ! Car, si j’ai vraiment la conviction de l’excellente qualité de la bière de Kőbánya, est-il permis que je me refrène dans la transmission de ma conviction par la crainte que l’on s’imagine que je louange cette bière à des fins publicitaires ? Si c’est le cas, cela peut me faire rentrer dans la gorge chacune de mes opinions sincères si j’apprends que cette opinion serait favorable, elle servirait l’intérêt d’un interlocuteur. Les adversaires de mon opinion ou de ma position pourraient me contraindre à les taire, de peur d’être accusé d’intéressement. Est-ce que cela ne représente pas, négativement, la même corruptibilité que la manifestation franche d’une opinion, dès qu’elle risque d’être utile à quelqu’un ?

Cher Monsieur le Rédacteur, après tout cela je tiens à vous déclarer ouvertement et franchement qu’à mon avis la bière de Kőbánya est excellente, et je souhaite en même temps que ma présente lettre une fois publiée soit considérée comme une publicité pour la bière de Kőbánya. J’écris cela uniquement à vous car vous savez que je suis un homme franc et désintéressé, et je ne dirais jamais du bien de la bière de Kőbánya pour faire plaisir à quelqu’un si je ne l’aimais vraiment. Mais que faire, pas de chance, je l’aime bien – je préfère donc vous demander de ne pas publier la présente lettre, car on pourrait s’imaginer que je n’aime pas cette bière, je dis seulement le contraire pour que… Mais laissons cela, je vais tourner en bourrique.

Votre fidèle F.K.

Színházi Élet, 1925, n° 8.

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