Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
baiser thÉrapeutique
ovocaïne… opium… pantopon… rayons X… secret et confidentiel… révision de la
paix… États-Unis d’Europe… Keyserling[1]… Gandhi… Hindenburg… futurisme… protection
de l’espèce… bolchevisme…
Où as-tu mal, monde gémissant ?
Qu’est-ce qui vous agite, médecins-majors, savants apothicaires ? Où est
la panacée ?
Sciences naturelles, occultisme, hypnose,
psychanalyse, pathologie nerveuse… lécithine[2] de kola… nouvelles drogues, fondées sur
les nouvelles connaissances… hum, n’est-ce pas ? Il paraît qu’ils sont sur
le point de trouver encore un élixir miraculeux qui ferait passer en un
instant… à partir d’une décoction de neurones, d’un extrait de cervelle de
singe. Il suffirait d’ouvrir le crâne et de remplacer le ganglion malade…
Nouveau monde… nouvelles connaissances…
nouvelles sciences… nouvelles découvertes… nouveau, plus nouveau, le plus
nouveau !... Ça ne fait plus mal, nous savons ce qui fait mal… vive la
joie et vive la santé !
La seule chose bizarre est qu’à chaque
découverte le savant sincère constate avec étonnement qu’en réalité, "sous
une autre forme", on connaissait déjà cette chose, mais sans s’en occuper,
on ne s’en servait pas là où on en avait besoin. Et bizarrement, plus la
découverte est récente, plus anciennement on la connaissait. L’armée des maçons
construisant le monde nouveau gesticule nerveusement de sa pioche : plus
profondément ils creusent afin de fonder la tour en construction sur des bases
solides, plus ils trouvent de vestiges de tours inachevées. Le souvenir
oppressant de l’Atlantide hante de nos jours le monde en ébullition,
plus virulent et inquiet que jamais. Un physicien écrit quelque part en
méditant : il est surprenant que nous ayons inventé le téléphone avant la
radio, puisque le phénomène de l’onde électrique se répandant sans fil a été de
tout temps plus simple, plus général et plus tangible. Il
n’était pas si ridicule que ça l’argument de café du commerce, quand l’autre
jour quelqu’un a rétorqué à l’archéologue enthousiaste qui voulait déduire de
la présence de fils de fer trouvés dans des tombes étrusques au fond de
pyramides que déjà dans l’antiquité on connaissait le courant électrique,
quelqu’un lui rétorqua donc qu’alors les Juifs connaissaient le télégraphe sans
fil aussi car dans les tombes juives on n’a trouvé aucun fil de fer.
Aujourd’hui c’est le principe de la transmission
qui émerveille le monde, la communication sans milieu. Pas besoin de
fils de fer, pas besoin d’intermédiaire entre émetteur et récepteur : la
force, toute force, se répand d’elle-même dans toutes les directions, et
elle peut être captée partout. Aussi dans le manège menant les affaires de
l’homme ce principe commence de nouveau à séduire puisque, après tout, l’homme
aussi est une force, pourquoi ne pourrait-il pas émettre une
force ? L’hypnose, science confuse de la transmission de la volonté,
cherche un nouveau contenu, pour le moment elle marche avec des béquilles, elle
opère avec la pharmacopée, mais elle est confiante de parvenir un jour à
trouver la clé du secret de la guérison.
Le seul problème est que lui aussi, le
Guérisseur, met à tout bout de champ les pieds sur des cadavres.
En effet, mon petit garçon qui pourtant n’a
pas fréquenté l’Académie de cinq mille années, n’a pas eu le moyen d’être
désenchanté par le matérialisme du dix-neuvième siècle, a commencé à l’âge de
deux ans là où Haeckel[3] avait arrêté, et là où la nouvelle science
essaye de ramasser à grand-peine le fil perdu. Mon petit garçon, s’il se cogne
la tête, ou se pince le doigt, ou s’il a mal au ventre, court en hurlant vers
sa maman ou son papa en leur réclamant de lui "faire vite un
bisou" ! Et au moment même où il a reçu le bisou de maman ou de papa,
il cesse de pleurer et continue allègrement à jouer. Non, Messieurs les
savants, je l’ai observé, il ne cherche pas à être trompé, il ne supporte
pas la douleur plus facilement, mais tout simplement le baiser fait
cesser la douleur, aussi systématiquement et aussi fondamentalement que
s’il avait reçu une injection de novocaïne dans le nerf douloureux ou s’il
avait été endormi avec de l’opium.
Et pendant qu’il joue, gai et insouciant,
après le baiser thérapeutique, moi je me demande : n’est-ce pas là qu’il
faudrait aller s’instruire ?
Depuis des millénaires on guérit ainsi les
enfants, avec des bisous. Est-ce que tant de douleurs contre lesquelles
l’adulte cherche cent sortes de médicaments, ne se sont pas accumulées parce
qu’un jour ce baiser leur a été refusé ? Et depuis il cherche la Force
miraculeuse dans l’opium, les rayons X, l’assurance maladie et la réforme
économique, il cherche la Santé qui ne peut pourtant émaner que d’un homme à
l’autre, et jamais de la matière morte.
Baiser thérapeutique – médite là-dessus,
bouche assoiffée – n’est-ce pas lui que tu attends ? Baiser apaisant –
n’est-ce pas à lui qu’a pensé le cœur douloureux transpercé par sept poignards,
quand il nous a proposé l’Amour comme remède à tous les maux ? Est-ce que
le baiser de l’amour n’est pas aussi en même temps le baiser de l’affection.
– Vous, pourfendeurs de l’amour qui craignez Satan, n’oubliez pas ceci :
seul l’homme baise les lèvres de son amoureuse !
Apparemment l’homme cherche dans l’autre
être non son médecin, mais son remède.
Pesti Napló, 17 mai 1925.