Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
note en marge au procÈs du
singe[1]
I.
Le défenseur de monsieur l’instituteur Dayton,
certains signes le montrent, est de mèche avec le procureur : il provoque
un jugement de culpabilité. Il est si sûr de son affaire, qu’il attend
davantage d’une expiation bon marché, un résultat exemplaire plus grand que ce
qu’apporterait un acquittement du petit instituteur enthousiaste, apôtre malgré
lui de l’évolution, (500 dollars ! – il faut reconnaître que le dogme
chrétien n’est pas aussi sévère avec le martyr de la science que l’était jadis
le dogme de la science à l’égard du fondateur du christianisme). Ce sera
sensationnel, se satisfait en souriant le petit avocat plus solide dans sa
mécréance que nombre de croyants dans leur foi. Au vingtième siècle et qui plus
est en Amérique, dans cette Amérique vivant des résultats de la science
libérée, jouissant de ses résultats, fondée
sur ses résultats, on condamne quelqu’un pour avoir clamé la loi de la
connaissance libre, de la pensée libre ! Cette sentence devra conduire à
un résultat inverse : elle compromettra et ridiculisera la loi au nom de
laquelle elle a été prononcée – un acquittement anéantirait seulement
l’accusation, mais une condamnation anéantirait à jamais l’esprit qui forge une
telle accusation.
II.
C’est ainsi que raisonne l’avocat. Et la pensée libérée de l’Europe et de
l’Amérique rit et applaudit – les juges du procès du singe, autant de figures
comiques, peuvent tout au plus compter sur la popularité de personnages dignes
d’un hebdomadaire humoristique du genre de Fliegende Blätter – dans le rôle du père aigri lançant furieusement à
son fils : « Peut-être que tu descends du singe, mais moi sûrement
pas ! » Et pourtant, pendant que je lis nerveusement et pas du tout
rassuré les arguments de l’avocat, c’est le fou de Chesterton[2] qui me vient à l’esprit, à propos duquel
un fanatique obstiné du catholicisme a déclaré quelque part : « il a
tout perdu sauf sa tête ». Cet avocat est passablement intelligent. La certitude avec laquelle il défend la pensée libre est étrange –
elle éveille en moi le soupçon pénible que pour lui c’est facile, il n’a rien d’autre
à défendre. Et ses adversaires, les juges, je les sens bien plus redoutables,
même si je ne leur donne pas raison, je ne peux pas les trouver ridicules, je
devine dans leur entêtement une sorte d’effort terrible : l’effort de
celui qui a autre chose aussi à perdre
que la liberté de la pensée – et l’homme ici sur la Terre n’est pas uniquement pensée mais, hélas ou Dieu merci, certainement
toutes sortes d’autres choses aussi.
III.
Quelque chose manque certainement à cet
avocat : je vois ce manque dans sa certitude, sa fermeté, la même que le
médecin connaît bien, celle qu’un homme se promenant calmement sur le bord du
toit d’une maison est soit somnambule, soit a perdu ce petit organe derrière
l’oreille, le labyrinthe, l’organe de
l’orientation, grâce auquel une personne en bonne santé est certainement
prise de vertiges si elle marche au-dessus d’une profondeur. Cet avocat-là n’a pas le sens de l’histoire.
S’il l’avait, il ressentirait des palpitations, blêmirait devant la terrible
similitude quand, en bas, à la surface de l’eau du puits des temps, nous
reconnaissons notre propre reflet, à la distance de la Rome décadente,
encerclée par les vagues migratoires des peuples. Des centaines de millions de
gens pour qui il était égal qu’il existe
dix dieux ou cent, si nous interprétons correctement ou incorrectement la mythologie, tout simplement parce qu’ils n’avaient besoin ni de dix ni de cent
dieux, ils n’avaient besoin d’aucune mythologie, les Latins libéraux modernistes en avaient aussi peu besoin que les Latins conservateurs et orthodoxes –
parce qu’ils n’avaient pas besoin des
Latins : la Rome en train de craquer essayait désespérément de purifier, de restituer la foi pure dans
sa forme originelle, foi que les savants ergoteurs et les libres penseurs avaient
disséquée, substituant deux millions d’années aux sept jours. Et ils envoyèrent
leurs propres enfants à l’échafaud – ils n’avaient plus assez de forces pour faire régner l’ordre à l’extérieur,
ils se mirent à faire régner l’ordre à
l’intérieur, tels un mourant dont la dernière volonté est d’être un beau cadavre.
La défense du procès du singe peut encore
réserver des surprises. Pour le moment il semble plus probable qu’on essayera
d’étendre la loi simiesque sur tout le territoire américain, plutôt que de la
supprimer dans le Tennessee.
Magyarország, 21 juillet 1925.
[1] Procès de "créationnistes" contre un instituteur défendant la théorie de l’évolution. Voir le site Wikipédia
[2] Gilbert Keith Chesterton (1874-1936).L'un des plus importants écrivains anglais du début du XXe siècle.