Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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REPORTAGES ORIGINAUX DE RIP VAN WINKLER

 

Nous avons le plaisir d’annoncer à nos lecteurs que notre ancien collaborateur, Rip van Winkler, est venu nous rendre visite à la rédaction. Pendant longtemps il a mis au repos sa plume et ses capacités. Mais il n’a pas perdu son temps, car il a conduit de multiples interviews avec des (selon lui) sommités de la vie publique, sur des questions (selon lui) brûlantes. À la rédaction nous l’avons reçu avec des doutes certains, étant donné que les personnalités en question ne s’étaient plus manifestées depuis longtemps, et on aurait pu croire que ce silence resterait définitif. Mais notre excellent confrère nous a assuré qu’il enrichirait notre hebdomadaire avec des données absolument crédibles et que nous devions lui faire confiance. Nous lui avons fait confiance. C’est lui-même qui a classé les interviews qu’il a collectées dans les rubriques adéquates.

 

THÉÂTRE

Que dit Svatopluk ?[1]

J’ai trouvé l’excellent directeur de théâtre derrière son bureau. Il parle avec un accent slave. À ma demande de nous rappeler comment la chose est arrivée, et comment il a connu Árpád, le conquérant de notre patrie, il m’a répondu non sans un soupçon d’énervement :

- Comment l’ai-je connu ? Allons, il a mandaté des agents pour me faire savoir qu’il était intéressé par mon trust. Cela m’a paru tout de suite suspect. Je lui demande comment l’affaire pourrait se réaliser. Il me répond qu’il me céderait l’Hôtel du Cheval Blanc, on pourrait y créer un cinéma, et moi je devrais lui céder l’Herbe et des Champs. Moi j’ai tout de suite pensé qu’il s’agissait de Monsieur Deschamps. Je lui ai promis de le leur envoyer, qu’ils négocient avec lui s’ils y parviennent. Aussi lui ai-je signé quelque chose. Soudain ils viennent et me disent que par des champs ils entendaient tout le terrain, sur lequel ils comptent construire un music-hall. Vous plaisantez ? – je dis – je ne suis pas d’accord, Ils rigolent et brandissent sous mon nez le papier que j’ai signé. Ce n’est pas juste, dis-je, mais ils ne font que rire. De plus ils me signifient que je dois quitter les lieux sur-le-champ. Écrivez bien qu’ils m’ont truandé !

Notre confrère a aussitôt quitté les lieux.

 

Visite chez Noé.

Monsieur l’inspecteur des trésors m’a accueilli très aimablement. Il se déclare avec beaucoup de prudence au sujet des derniers contrats.

- Écoutez, on ne peut encore rien savoir. Nous faisons tout, nous sauvons tout ce qui peut l’être, je peux en assurer l’opinion publique. Pensez-y : aucune recette pendant quarante jours !

- Quand même, qui sont ceux qui luttent encore dans la troupe ?

- Eh bien, un jeune premier, un pudique dramatique, une vedette… Ceux avec qui nous avions un accord.

- Et Csortos ?[2]

- On négocie. Je veux que la barque soit au complet.

- Vous levez l’ancre quand ?

- Ça dépend du succès. Si la recette continue de monter pendant un mois encore, nous sortons de l’eau.

- Comment le saurez-vous ?

- Au début du troisième mois de la saison nous licencions Somlay[3]. S’il revient, c’est bon. S’il ne revient pas,…

- C’est encore mieux !...

- Oui…Mais cette plaisanterie-là, on me l’a déjà faite. Même si je m’appelle Noé. Vous pouvez disposer.

Notre confrère est parti avec sa plaisanterie.

 

MARCHÉ

Béla IV[4]

- C’est ridicule ! Que de palabre ! Ils déclarent qu’aucun étranger n’entre ici chez nous !... Vous savez, je comprends les allusions… Ils me reprochent sans arrêt de m’être retiré de l’affaire et d’avoir laissé entrer les Tatars. Et puis après… ? Pensez, dans les dîners du parti, au milieu des tonitruants discours, ils se servent volontiers de sauce tartare ! Où prendraient-ils leur sauce tartare sans les Tatars ? Ridicule !

 

János Hunyadi[5]

- Monsieur, je suis totalement satisfait. Je retrouve à chaque pas mon influence : mon temps m’a parfaitement compris. Ce principe qui se fait valoir partout, dans la politique comme dans la vie publique, c’est la réalisation même de mes idéaux… Chasser les Juifs de ce pays…

Nous le quittons purifiés.

 

SPORT

Pál Kinizsi[6]

- Vous voulez que je vous parle d’athlétisme ? Hum, eh bien… En haltérophilie on a vu quelques beaux résultats – encore que, pour parler franc, j’ai une confiance limitée en la véracité des rapports. Cinq cents kilos… mille kilos… Vous savez, mon jeune ami, quand j’étais jeune moi-même il suffisait de trois qui dépassaient… Un dépassait de ma bouche, deux de mon pourpoint… Qu’ils en fassent autant s’ils y arrivent !

 

Jacob

Le grand champion de lutte, notre confrère le trouva sous sa tente. Il se mit volontiers à notre disposition.

- Vous désirez m’interroger sur mon match contre l’ange ? Eh bien, c’est surtout sa durée qui m’a intrigué. Tout un jour et toute une nuit.

- C’est avec un Full Nelson que vous l’avez couché ?

- Non, ce n’était pas possible, à cause des ailes. J’ai même protesté, mais on ne l’a pas disqualifié.

- Qui était l’organisateur du match ?

- C’est le C.G.F.N.C. (Cercle de Gymnastes des Forces Naturelles Créatives). C’est lui qui avait également fondé le terrain Terre et le terrain Soleil. Ils ont de bons footballeurs, sur le terrain Terre ils ont si bien shooté qu’elle tourne encore.

 

Mahomet

Je n’ai pu échanger que quelques mots avec le célèbre marcheur sur longue distance. Il était déjà assez près de Médine. On pouvait craindre qu’il y arrive en quelques jours. Il demanda des nouvelles de La Mecque. Il avait quitté La Mecque le matin même.

- Que faisiez-vous juste avant votre départ ?

- J’ai bien sûr avalé un bon moka de La Mecque.

 

Samson

J’ai trouvé l’énorme athlète entre ses colonnes. Il en avait déjà secoué trois, il était en train de secouer une quatrième.

- Comment va l’entraînement, Maître ?

Il crache dans ses mains.

- Ça va encore. Je me prépare activement à cette noce au club des Philistins. J’espère parvenir en finale, ha, ha, ha…

Il rit de bon cœur. Une petite tête charmante aux boucles blondes apparaît dans l’encadrement de la porte. Il me la présente affectueusement :

- Ma femme, Dalila !

- Arrête, vilain ! – dit-elle, boudeuse. – Avec ta vilaine grosse chevelure ! Alors que tu vois que moi j’ai une coupe à la garçonne, je me prépare pour la fête… Allez, approche, laisse-moi te tondre.

- Bon, qu’est-ce que je peux faire, puisque tu y tiens…

Il disparaît avec sa jeune épouse en haussant les épaules.

 

SCIENCE

Archimède

J’ai trouvé le savant dans sa baignoire.

- Eurêka ! - cria-t-il à mon entrée.

- Qu’est-ce qui vous réjouit, Maître ?

-  Et comment, je me réjouis. J’ai compris la loi fondamentale.

- Quelle est-elle ?

- Tout écrivain plongé dans l’eau perd de son poids l’équivalent du poids du critique qu’il a réussi à faire exclure de son journal.

 

LITTÉRATURE

Homère

On m’a refusé l’entrée. En partant je l’ai entendu crier depuis sa chambre :

- Dites-lui qu’il m’arrive aussi parfois de dormir.

 

 

Színházi Élet, 1925, n°24

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[1] Svatopluk II (884-906). Prince de Moravie mort dans un combat avec les Hongrois qui commençait à envahir le pays.

[2] Gyula Csortos (1883-1945) ; Artúr Somlay (1883-1951). Comédiens de premier plan.

[3] Artúr Somlai (1883-1951). Comédien.

[4] Béla IV (1206-1270). Roi de Hongrie.

[5] János Hunyadi (1407-1456). Homme d’État.

[6] Pál Kinizsi (1432-1494). Chef de guerre contre les Ottomans.