Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
JAZZBAND
LITTÉRAIRE
Nous négrissons, nous négrissons gentiment. Ayant traversé l’Amérique et l’Océan
Atlantique, cela fait six ans déjà que le taratata amorphe des trompettes
martiales camerounaises fait vibrer nos diapasons, jusqu’à ce qu’ils aient
enfin trouvé la bonne longueur d’onde : un folkloriste consciencieux, s’il
cherche une musique noire authentique, ne doit plus s’enfoncer dans l’Afrique,
il la trouve sur les scènes élégantes de Paris, Londres, Berlin, Vienne,
Budapest, et même seulement là. Je soupçonne qu’à Tombouctou, en bordure du
Sahara, les cœurs noirs fondent désormais au son des valses de Strauss, pendant
qu’ici nous qualifions respectueusement de musique le ciel qui tombe et la
terre qui tremble, cette "cuisine des tintamarres" dans le Bois de la
Ville, dont le vacarme retentit au-delà des collines.
Que faire, c’est l’époque, c’est son
esprit, qui se préoccupe du coassement languissant des grenouilles, si l’on
assèche le marais ? « M’est-il permis d’enfoncer les portes à Dévény avec les nouveaux chants des temps nouveaux ?[1] » a demandé le poète voilà vingt ans
– et que de force, de courage insolite nous sentions derrière ces vers en ce
temps-là ! Nous voici dans l’époque qu’il avait prédite : le nouveau
chant des temps nouveaux a déjà enfoncé les portes à Dévény
– enfoncé au sens littéral du terme, avec fifres, tambours, pipeaux et tout ce
qui va avec. Ils ont aussi un titre, ces nouveaux chants des temps nouveaux –
cela s’appelle le jazz, et qui ne l’apprécie pas, n’a qu’à déguerpir.
Car c’est un prince qui ne tolère aucune
concurrence. Quelqu’un qui veut vivre dans un pays qu’il a conquis, doit
s’adapter à ses lois. À bas donc la guimbarde geignante – à bas même la lyre,
comme le dit Antal Pető – violon vagissant,
orgue bourdonnant, piano sonore, taisez-vous ! Taisez-vous – ou
transposez-vous – et si cela ne suffit pas pour que votre mélodie transperce le
tapage des tams-tams craquants et des tonitruantes timbales en os – il ne reste
plus qu’une chose à faire : poètes de tous les pays, unissez-vous !
Oui, c’est la seule solution – poètes de
tous les pays, unissez-vous, contre le règne du capital-musique, cette
capitalisation tyrannique, contre cette accumulation de sons, sinon nous serons
tous perdus ! Nous devons nous organiser contre eux, contre les triangles
et pianos de bois et violons-revolvers à six coups et contre les flûtes à
moteur à explosion, nous devons mener cette lutte – elle sera la lutte finale !...
L’union fait la force – ce qui en soi n’est que doux grésillement des grillons
à la lumière de la lune, devient dans le
grand concert un énorme cri, qui surpasse les tourmenteurs de la terreur du jazz,
ces étrangers ignominieux.
Aux armes, mes compagnons – poètes et
écrivains, sinon tous nous périrons. Nous devons arracher ses armes à l’ennemi,
pour que les chars de ce nouvel art indigne ne nous piétinent pas – nous
montrerons qui nous sommes ! Mot d’ordre : pour la poésie, contre la
poésie s’il le faut – créons le Premier Jazzband
Littéraire Hongrois !
En tant qu’initiateur, je ne revendique pas
la gloire. Je me contente d’un rôle modeste, pouvoir désigner la place des
combattants dans le concert – afin d’être en mesure de les lancer ensuite au
combat avec le mot d’ordre de la mère des Gracques : reviens vainqueur ou
mort !
Voici comment j’imagine la composition du
premier orchestre de jazz littéraire :
Ferenc Molnár : s’assoit au piano
mécanique
Zsigmond Móricz : souffle dans la
cornemuse
Gyula Krúdy : joue de l’épinette
Ernő Szép :
joue du pipeau en sucre
Ferenc Herczeg : fait crisser la plume
Dezső Szomory :
joue de la harpe éolienne
Béla Szenes : tambourine
Menyhért Lengyel :
souffle la sirène
Dezső Kosztolányi : pince la lyre
Dezső Szabó :
hurle
Mihály Babits : chante sur un peigne
Ernő Vajda :
crie dans un mégaphone
István Szomaházy :
tourne un phonographe
Lajos Bíró :
trompette
Kálmán Csathó :
souffle dans un appeau
Lajos Zilahy :
klaxonne
Zoltán Szász :
joue de la crécelle
Miklós Surányi :
joue de l’ocarina
Mihály Földi :
joue de la guitare, du violoncelle, du violon, de l’orgue et de la boîte à
musique.
Imre Fazekas :
tape des cymbales
Imre Farkas :
joue de l’harmonica
Gyula Szini :
joue du hautbois
J. Jenő Tersánszky :
fait claquer ses doigts
Renée Erdős :
joue du violoncelle
Árpád Tóth :
joue du violon de verre
László Lakatos :
grince des dents
Gyula Juhász :
se mouche
Sándor Hajó :
tape le rythme
Géza Feleky :
souffle dans un gant
et enfin,
l’auteur de cet
article : imite des voix d’animaux.
Színházi Élet, 1925, n°48.