Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
douze mille cinq cents
oi
je ne connais vraiment rien aux affaires financières. Je ne dis pas cela juste
comme ça, pour badiner, par malice comme mon excellent ami Loránt
Hegedűs[1]. Moi je suis en mesure de prouver que je
n’y connais rien, je peux apporter une attestation, je suis d’accord pour
passer un examen et y échouer ; je peux présenter une centaine de témoins
qui déclareront ne jamais m’avoir vu m’occuper d’affaires financières. Mon
intervention à propos de la question du nouveau billet de douze mille cinq
cents pengoes ? La preuve la plus pure, la plus virginale, la plus
candide, couverte du pollen odorant de l’innocence, de mon incompétence. Moi je
lève le regard ingénu de mes purs yeux bleus rêveurs sur monsieur le ministre
Bud[2] comme la tendre et jeune fiancée quand sa
mère aimante, soucieuse, lui adresse pour la première fois quelques mots
prudents, sérieux, virils, sur le sens de la vie. Je suis la personne à qui
s’adressent tous les articles informatifs, toutes les déclarations explicatives
autour de ce sujet – à cette conférence ministérielle où la décision est née et
où on s’est mis d’accord sur douze mille cinq cents pengoes, c’est de moi qu’il
s’agissait ; lorsqu’on donnait des instructions afin de rendre
compréhensible au public, lui expliquer, pourquoi c’était là la meilleure
solution, tout ceci était adressé à moi, à moi seul, car je suis l’unique
personne qui sans ces explications et sans ces éclaircissements ne comprendrait
pas un traître mot de tout cela ; je suis cette page blanche, l’oreille
ouverte et la bouche fermée, ce disque de gramophone vierge pour qui
actuellement l’expert discourt et gesticule des mains et des pieds dans les
colonnes des journaux, dans les conférences de partis, aux séances du
parlement, pour expliquer pourquoi c’est une bonne chose ; car moi je n’ai
aucune observation à faire, je n’ai ni théorie ni hypothèse ni contre argument,
comment pourrais-je en avoir puisque je n’y connais rien. Je suis l’homme à qui il faut faire comprendre pourquoi
douze mille cinq cent est la meilleure de toutes les possibilités imaginables.
Conformément à cela j’ai donc lu tous les
articles et toutes les déclarations qui allaient dans ce sens. Je les ai lus,
je les ai appris par cœur ; je les ai bachotés et je me les suis récités,
et maintenant j’ai l’honneur de me présenter aux examens.
Donc.
Trois solutions différentes ont été
proposées. Multiplier par vingt mille, multiplier par dix mille, et multiplier
par quatorze mille cinq cent.
Le vingt mille était étayé par la facilité
de la multiplication, le confort de la transition, le fait qu’il prête une
autorité à l’argent. Son inconvénient serait qu’il risquerait de provoquer une
hausse des prix, éventuellement.
Le dix mille se défendait par le fait que
c’est le multiplicateur le plus naturel, il ne peut aucunement occasionner un
mal de tête, et entraînerait même une baisse des prix. Il aurait en revanche
l’inconvénient que notre monnaie serait identique à la monnaie autrichienne,
entraînant l’apparence que nous n’aurions même pas assez d’esprit pour inventer
une monnaie séparée pour nous.
Un argument favorable au quatorze mille cinq
cent est que, à ce qu’on dit, ça correspond à la valeur effective de notre
monnaie. Ce qui va contre est que le change serait vraiment trop difficile à
calculer.
Alors voilà, Monsieur le ministre des
finances a placé devant lui les trois solutions et en a inventé une quatrième
qu’il a adoptée sur le champ. À première vue cette dernière solution réunit en
elle avec bonheur les désavantages des trois autres : la monnaie à douze
mille cinq cents ne correspond pas à la valeur effective de notre monnaie, elle
entraîne des multiplications horriblement compliquées, provoquant les pires
désordres et les pires inconvénients sur toute la ligne, et par-dessus le
marché elle déplaît à tout le monde, elle provoque désappointement et
désapprobation générale.
Par contre le ministre des finances nous a
rassurés, expliquant qu’il ferait des tableaux que chacun pourrait glisser dans
sa poche, des tableaux sur lesquels il serait facile de lire les produits et
les quotients et les logarithmes et les racines cubiques avec lesquels notre
cuisinière Teri devra compter en faisant ses courses au marché.
Naguère au cabaret Somossy
on chantait un couplet dont le refrain était :
« Ce numéral c’est génial,
En effet, mon général… »
Bon, imaginez que quelqu’un a mal au ventre
parce qu’il a mangé des cornichons. Trois médecins tiennent conseil auprès de
lui. L’un recommande des purgatifs, l’autre des cataplasmes chauds, le
troisième le jeûne. À la fin tous les trois acceptent avec enthousiasme la
méthode d’un quatrième selon laquelle le malade doit manger encore deux kilos
de cornichons, et au cas où les crampes augmenteraient, il faudrait lui
administrer une substance qui lui donnerait une forte céphalée, mais si
puissante qu’il en oublierait son mal de ventre.
Voilà, c’est très simple, c’est génial, mon
général. Si la quatrième solution l’a emporté, c’est parce que des causes
cachées et des intérêts se dissimulaient derrière les trois solutions, sauf derrière
celle-ci. Les trois médecins avec les purgatifs, les cataplasmes et le
jeûne voulaient faire de la publicité à leur propre thérapie ou la fabrique de
purgatifs, donc ils avaient intérêt à la guérison du malade – ils poursuivaient
des buts égoïstes, ils cherchaient une réussite personnelle. Or le quatrième
était un homme pur et généreux ; il ne courait pas après le mérite ni
l’apparence, il ne voulait pas être célébré comme un grand médecin ; il
voulait seulement, franchement et généreusement, sans arrière-pensée aucune,
sans mercantilisme, sans avarice, par pur enthousiasme, l’art pour l’art, il
voulait seulement que le malade ait encore plus mal au ventre – et les trois
médecins intéressés n’avaient qu’à se taire honteusement.
Pardon, je ne connais rien aux affaires
financières – mais je n’ai pas dit ne rien connaître à la psychologie.
Az Est, 1er novembre 1925.