Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Les Pauvres gens
Miksa Fenyő[1] a
dit l’autre jour, dans un bavardage politique, que si cela dépendait de lui, il
attribuerait le fameux prix de la paix de Nobel à Zsigmond Móricz, pour
récompenser une seule de ses nouvelles, Les Pauvres Gens. Il aurait
raison. Je n’ai jamais lu un pamphlet, un brûlot, un ouvrage de propagande
pacifiste plus convaincant, plus exaltant que cette histoire villageoise dans
laquelle, sous le ciel bleu souriant des vaches meuglent, la binette tranche,
la faux chuinte, l’eau sale clapote dans la fosse, et coule aussi du sang
humain, mais aussi calmement et largement que celui des paisibles bovins, le
rouge du sang n’est qu’une couleur au milieu de cette nature morte que, en
vertu de sa voix, son ton, le classificateur pourrait qualifier de scène de
genre impressionniste, de nature morte villageoise, s’il ne tenait compte que
de la technique. Un cultivateur part pour cambrioler, trouve des enfants dans
la maison, il les tue avec sa fourche – il sera trahi par son propre fils, ce
qui le fera prendre par les gendarmes.
Or ce cultivateur, soldat de la guerre
mondiale en permission, n’est rentré à la maison que pour quelques jours et a
trouvé les siens dans la misère. Maintenant voilà, l’esthète recherchant le but
et la vocation de l’art, n’a qu’à se débrouiller – où classer cet effet
palpitant, redoutable, avec lequel ce petit ouvrage de deux ou trois feuillets
fouette les nerfs – faut-il l’attribuer au contenu politique révolté et
révoltant, ou à la perfection de l’art de le présenter ? La belle âme intuitive
qui craint en tremblant pour l’intégrité de l’art contre tout objectif pratique
et philosophique, proteste nerveusement contre la première idée, pour des
raisons très différentes mais avec une aussi grande passion, que l’homme
politique poltron qui craint d’être assommé s’il essaye de réconcilier les
bagarreurs et attise plutôt leur feu. L’écrivain, si on lui pose la question,
hausse les épaules. Comme vous voudrez. Vous avez affirmé que pour moi le monde
n’est qu’un livre illustré – que je ne suis qu’un miroir, rien d’autre. Alors,
regardez-vous dans ce miroir – que je sois n’importe quoi si vous voyez autre
chose que vous-mêmes. Le tain ? En quoi ça vous regarde ? Ce n’est
pas vous qui l’avez cuisiné, vous l’avez reçu tout fait. Le cultivateur était
un soldat ? Je n’y suis pour rien, j’ai écrit pendant la guerre, je
n’avais pas d’autre modèle. De pastèque et d’abricot et de noisettes je peux
aussi bien constituer ma petite nature morte, que de têtes de veau coupées et de
poumons de bœuf, ou de tiges de pipes, d’une vieille bible et d’un crâne humain
– pourvu qu’ils aillent ensemble. Je n’ai nulle part exagéré, l’image est
partout conforme à la matière – je témoigne de la véracité, le reste n’est pas
mon souci, vous vous débrouillerez.
C’est ainsi que répond l’écrivain – pour lui
c’est facile. Il a depuis longtemps achevé le travail psychique, quand il a
entrepris le travail artistique – c’est justement la différence fondamentale
entre l’écrivain et le savant, la littérature et la science : l’écrivain
s’occupe de ce qu’il connaît déjà, la science de ce qu’elle ne connaît pas
encore. Pourtant, le penseur, aussi longtemps que frémit en son âme la
résonance de ce chef-d’œuvre, tel le murmure des montagnes qui s’éloigne après
le coup de canon, cherche le pourquoi et le comment qui sauraient apaiser son
tourment – il aimerait rassembler en un unique
sentiment tous les aspects avec lesquels dans son âme complexe le poète et le
sociologue et l’homme politique passifs répondent à l’artiste qui est tout cela
en une seule personne.
Et s’il observe bien, il finira par trouver
ce trait englobant. Et ce trait légitimera sa première impression, mais cette
fois élargie et amplifiée, que Les Pauvres Gens est véritablement une
œuvre pacifique, une œuvre de révolte, une œuvre boussole – mais seulement dans
la mesure où toute œuvre artistique l’est. Au-delà des principes de l’art, de
la représentation art pour l’art de la vie et des passions et des
pensées qui échauffent les images, au-delà de la force et du talent de les
représenter et de tout composant de l’œuvre que l’exégèse pourra disséquer –
entre le savant et l’artiste, le lecteur, au-delà des colorations de moult
critères, au-delà du bruit de tous les slogans, s’il est attentif, entendra un
long cri prolongé et il sera effaré par l’effet de l’œuvre véritable. Le cri de
l’esclave humain enchaîné, frappé à terre mais révolté, son cri de révolte
contre la guerre et contre la paix et contre lui-même et contre Dieu et contre
toutes les souffrances en ce monde, dont en vain on lui a promis la rédemption,
mais que personne jusqu’ici n’a encore rachetées.
Nyugat, n°4, 1924.
[1] Miksa Fenyő (1877-1972). Critique littéraire ; Zsigmond Móricz (1879-19422). Un des grands écrivains de la génération Nyugat.