Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
le caractÈre
- ’est
épatant ! – nous regardions tous dans de grands rires. – Cette fois, c’est
très réussi, tu vois !... La question ne se pose même pas : c’est Kraszlányi ![1]
Domán, le dessinateur, souriait lui aussi. La
caricature en trois points, trois traits était effectivement frappante – jamais
personne n’avait encore manifesté un avis aussi franc de ce Kraszlányi,
ni oralement ni par écrit, que ce dessin. Je l’ai aussi dit aussitôt.
- C’est bien vrai. On voit dedans tout
ce que je n’ai jamais été capable d’exprimer ; qu’en réalité ce Kraszlányi est un type prétentieux, imbu de lui-même – il y
a quelque chose d’âpre dissimulé derrière son amabilité. C’est un incompris.
- C’est curieux, Domán
haussa les épaules, cette fois ça a réussi, à la vingtième tentative. Dix-neuf
fois je me suis lancé à le dessiner, je l’ai placé comme ci, je l’ai fait
asseoir comme ça, je l’ai scruté de près, je l’ai étudié à un jet de pierre,
j’en ai produit une étude de tête sérieuse, des esquisses improvisées : je
m’y étais même attaqué au pastel, pensant que ce que je cherchais, le caractère, se dissimulait dans les
couleurs. Tout était vain, je le sentais moi-même, ce n’était pas bon, ce
n’était pas ressemblant. Les gens, les parents et les connaissances, me
disaient que ce n’était pas mauvais, seulement ici, autour de la bouche, autour
du nez, il y avait quelque chose d’étranger – peut-être faudrait-il remonter ce
trait un peu plus haut, comme ça… Mais non, ça ne vaut plus rien. Ce n’est pas
ressemblant, un point c’est tout.
Plus tard, dans la rue, il remit le sujet
sur le tapis avec moi.
- Tu sais ce qui est étrange ? Je
vais te le dire, mais ne me trahis pas. Cette ressemblance frappante qui a fait
spontanément rire tout le monde, n’a réussi cette fois que grâce à une tricherie. Tu n’as rien remarqué ?
Sur la caricature j’ai tiré trois traits dans toute la longueur du front, comme
s’il avait le front ridé. Or Kraszlányi a le front
lisse comme une boule de billard. Tu ne me crois pas ? Regarde…
Il s’arrêta, ouvrit son carnet et me montra
encore le dessin. Je fus surpris.
- Incroyable… et pourtant… tu as
raison, Kraszlányi n’a pas de rides au front. Mais alors
pourquoi – tu ne veux quand même pas dire que c’est à cause de…
- Non ! Attends, je vais te le
prouver.
Il n’hésita pas, extirpa une gomme de sa
poche et dans la rue il effaça les trois rides sur le front. Puis il me tendit
le dessin. Je poussai un cri d’étonnement. Il n’y avait ainsi plus aucune
ressemblance.
- Je n’y comprends plus rien.
- C’est ça. Moi non plus. Mais il est
évident que ce sont les trois traits de rides qui n’existent pas dans la
réalité qui donnent sa ressemblance au dessin. Tu vois, c’est un caractère.
Tout autre chose que ce que donnent les lignes. Quelqu’un peut être un
excellent peintre, un observateur parfait à l’œil perçant, il peut brillamment
posséder toutes les techniques, sans avoir le sens des caractères. Mais alors,
tu es en droit de me poser la question : qu’est-ce que le
caractère… ?
- Je voudrais plutôt savoir comment
t’est venue l’idée de ces trois traits.
- Tu vois que ça n’avait rien d’évident.
À dix-neuf reprises j’ai essayé d’être honnête, de rendre ce que je voyais – à
la vingtième fois seulement j’ai eu le courage de prendre mon élan et de sauter par-dessus
- Le caractère ?
- Oui. Pour qu’il soit ressemblant,
pour qu’on le reconnaisse – c’est lui et
personne d’autre !
Il s’arrêta.
- Pour qu’il soit
ressemblant !... Hum… Sais-tu que les gens ressemblent rarement à
eux-mêmes ?... Tu es étonné. Et pourtant, quand tu regardes ce dessin, toi
ou n’importe qui, sans hésiter tu ris et tu déclares : c’est Kraszlányi. Mais combien de fois il arrive que tu passes à
côté de lui, tu le regardes dans la rue, au club, puis tu dis
distraitement : Tiens, c’est toi ? Je ne t’ai pas reconnu ! Car
l’autre était assis d’une façon ou d’une autre… ou il portait une autre
expression sur le visage.
- Car les trois rides étaient absentes
de son front…
- Exactement, les trois rides. Car le véritable front de cet homme est
ridé ; son véritable visage que
seul l’artiste voit, pas les autres – seul l’artiste peut le montrer aux autres
aussi pour qu’ils s’écrient dans leur surprise : tiens, c’est bien lui !
Pesti Napló, 23 novembre 1925.