Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Le parlement[1]
Quand l’allumette eut
flambé, tout le monde est resté coi un instant. Quelques-uns, excités, se sont
tournés vers le toit, d’autres ont reculé : une inquiétude s’installa. Le
président agita énergiquement sa clochette et ouvrit la bouche, mais ne put
parler, le comte Goutte d’Eau à sa droite se leva tout en souplesse, fit un
geste rassurant de la main et se mit à grasseyer doucement mais avec une force
convaincante.
- Mon cher ami et collègue député, le
Docteur Allumette, grasseya-t-il avec une nuance d’ironie, s’est, à mon humble
avis, un peu trop échauffé dans l’analyse de la proposition à l’ordre du jour
et s’est enflammé ; ce flamboiement, nous devons l’attribuer à son
tempérament et, comment devrais-je dire, à sa nature ardente, dont nous ne
devons néanmoins tirer aucune conclusion comme si cette flambée avait une
signification particulière ou des conséquences. Nous deux, je ne l’ignore pas,
représentons deux conceptions politiques frontalement opposées, mais laquelle
est la plus réaliste, laquelle est porteuse d’avenir, à mon sens la question ne
se pose même pas. Mon très honoré ami, le Docteur Allumette allègue les larges
masses qui seraient prétendument derrière lui : c’est sur elles qu’il base
ses projets, il dit souhaiter être leur porte-parole. Messieurs, ces masses
sont brutes, inertes et impuissantes, elles n’ont pas déclaré à ce jour si à
l’heure éventuelle de la rupture elles souhaitaient effectivement soutenir le
Docteur Allumette, si oui ou non elles choisiraient son camp, si elles s’en
remettraient à lui, et si oui, s’il osait assumer la responsabilité de ce qui
s’ensuivrait. À mes yeux cela paraît douteux, pour ma part, dans ces larges
masses tant évoquées par le Docteur Allumette, je ne décèle nulle inquiétude,
nulle frustration, nulle volonté de changer leur situation, enfin nul désir de
s’aligner derrière lui.
- Au nom de qui parlez-vous ? –
l’interrompit le Docteur Allumette tout rouge, tout feu, tout flamme.
- Cher ami et collègue député Docteur
Allumette, continua de grasseyer prudemment le comte Goutte d’Eau, vous me
demandez au nom de qui je parle. L’organisation glorieuse et puissante dont je
suis un modeste membre et le porte-parole devant vous, l’organisation qui a
pour vocation le maintien de l’ordre et du calme dans le monde, d’aplanir les
aspérités superflues, de creuser les roches...
- Et d’étrangler les citoyens,
l’interrompit derechef le flamboyant Allumette de son ironie ardente.
- Cette armée, poursuivit le comte
Goutte d’Eau sans se laisser troubler, est derrière moi en rangs indissolubles,
disciplinés et organisés, afin de veiller sur l’ordre et la discipline, afin de
surgir là où pointerait le mal, afin de défendre nos frontières, de repousser
les éléments bouillonnants et troubles qui mettraient en danger les fondements
de l’état...
- Et de nous étrangler – réitéra
Allumette, enflammée. – Sous l’eau, l’ordre règne !... En bas, sous votre
eau, règne l’ordre et le silence !... On n’entend pas le gros poisson
dévorer le petit !...
- Par cette menace donc, grasseya
toujours calmement le comte Goutte d’Eau, par cette menace mon ami très honoré
et collègue député veut susciter de l’inquiétude, provoquer en certains
admirateurs non informés une angoisse tout à fait inutile. Nous sommes plus
nombreux que les autres en face – nous occupons au moins cinq fois plus de
territoire... Moi, j’aurais le moyen, Messieurs, de couper court à ces menaces,
la loi m’en donnerait le moyen légal. Mais je ne veux pas en user, je veux
convaincre mon ami et collègue député très honoré avec des arguments, le
convaincre que ses efforts subversifs ne sont qu’imagination, chimères
infantiles, qu’il ferait bien mieux, lui et son parti, de chercher comment
trouver un accord entre lui et le parti au gouvernement.
- Autrement dit, nous adhérons au
parti du gouvernement, interjeta le Docteur Allumette toujours incandescent.
Nous signons un pacte, nous nous mélangeons !!
- Dans votre propre intérêt !...
– susurra sentencieusement le Comte Goutte d’Eau.
- Dans notre intérêt ?! –
sursauta fougueusement le Docteur Allumette, toujours flamboyant. – Vous osez
menacer ? Ces Messieurs ici sont témoins que vous m’avez menacé !
- Je n’ai menacé personne, grasseya
toujours aussi doucement le comte Goutte d’Eau, je formule simplement un
avertissement envers mon collègue député parce que je souhaiterais qu’il me
comprenne, j’aimerais, je le répète, le convaincre afin de conjuguer nos
efforts et d’agir ensemble, côte à côte ; ce qui ne m’empêche pas de
l’avertir que nous avons des moyens...
- Et si j’incendie la maison ? –
hurla Allumette hors de lui.
- Dans ce cas je vous ferai mettre
dehors, grasseya Goutte d’Eau, calme et serein.
Le président agita sa clochette. Le docteur
Allumette sursauta et fit claquer son pupitre.
- Je demande un rappel au règlement
intérieur ! – hurla-t-il hors de lui. – Il a dit qu’il me ferait mettre
dehors ! Rappel à l’ordre ! Rappel à l’ordre !
Une inquiétude se manifesta sur les bancs
de la gauche.
Le président demanda les notes des
sténographes, affirmant que dans ce bruit il n’avait pas bien entendu les
expressions incriminées. Après vérification des notes et compte tenu du
paragraphe pertinent de la nouvelle version du règlement intérieur en matière
d’immunités, adopté deux mois plus tôt, il invita le comte Goutte d’Eau à
retirer ses propos.
- Je n’avais nulle intention, grasseya
Goutte d’Eau, d’offenser mon très honoré collègue député. Je retire
solennellement mes propos.
- Dans ce cas je retire également mes
propos inconsidérés d’incendier la maison – répartit le docteur Allumette.
Au demeurant, il n’eut pu en aucun cas en
être question, car à cet instant l’allumette complètement consumée s’est
éteinte. Au même moment, le comte Goutte d’Eau s’est également évaporé dans un
dernier grasseyement.
Et dans le lointain l’Océan furieux
grondait et le Soleil généreux flamboyait.
Pesti Napló, 13 décembre 1925.
[1] Publié presque à l’identique sous le titre "Goutte d’eau et allumette" dans le recueil "Ne nous fâchons pas" (politique)