Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Pelotes

pelote lonsieur le Rédacteur, un sujet, s’il vous plaît…

- J’ai tout distribué, impossible.

- Alors j’écris sur quoi ?

- Inventez quelque chose. Si vous ne trouvez rien, n’écrivez rien.

- Je n’ai plus signé de papier depuis quinze jours. Envoyez-moi quelque part en reportage.

- Impossible. Il n’y a rien.

- Ce n’est pas possible, Monsieur le Rédacteur. Je cours à la ruine. Je suis journaliste après tout, j’ai besoin de sujets.

- Foutez-moi la paix.

Alors il m’a envoyé aux pelotes.

 

Envoyé ? Hum.

Il a raison, je vais aller aux pelotes.

Depuis le temps qu’on en parle, on l’évoque, on s’y envoie mutuellement ; ma foi, il faudrait y aller un jour, que diable cela peut-il être, l’institution la plus besogneuse, la plus multiple du monde ? Une usine miraculeuse, avec un personnel innombrable ? Mille dossiers et mille soucis…

À quoi peuvent-elles ressembler ces pelotes, où les chercher, où peuvent-elles se trouver ? Quel transport en commun emprunter pour m’y conduire ?

Car beaucoup y sont allés, mais personne n’en est encore jamais revenu. Si tu n’as plus aucune aide, si on ne satisfait plus nulle part tes doléances, si on ne peut, on ne veut, on n’a pas le temps de t’écouter, c’est là qu’on t’envoie et tu y vas. Mais apparemment tu n’en reviens jamais ; je n’ai jamais rencontré personne qui se soit rendu aux pelotes, jamais rencontré un mendiant au regard rayonnant, un invalide heureux, qui m’aurait informé en haletant, avec enthousiasme, qu’il revenait justement des pelotes où enfin on aurait écouté ses doléances, réglé ses affaires, et désormais tout s’arrangerait et tout irait bien dans ce monde terriblement injuste.

On est obligé de croire aux pelotes, il faut y croire, car je n’ai jamais rencontré non plus quiconque revenu le nez long, la figure renfrognée, qui m’aurait informé, accompagné d’un geste de désespoir, que oui, il a été aux pelotes mais pour rien… Autant aller au ministère compétent dans son affaire. Non, les malheureux ne sont pas allés aux pelotes en vain. S’ils n’en sont pas encore revenus, cela ne signifie pas pour autant qu’on les aurait refoulés. Il faut simplement peut-être attendre là-bas plus longtemps qu’on ne croie, mais cela vaut certainement la peine d’attendre si ceux qui y attendent depuis longtemps n’en ont pas eu encore assez.

Ne leur ôtez pas la foi en cette unique planche de salut. Ici la vie est dure et amère – incompréhension, froideur, indifférence, vile compétition, jeu des coudes ; mais là-bas tout s’arrange, soyez-en persuadé – croyants, mes frères, allons aux pelotes !

Allons aux pelotes, et présentons nos doléances. Comment ça peut être là-bas aux pelotes ? Comment je l’imagine ?

Je vois devant moi un site gigantesque : autour d’un énorme bâtiment central surmonté d’une tour, des bureaux séparés par des rues rectilignes. Dans ces rues des poteaux élégants portent des panneaux indicateurs pour orienter les foules d’usagers. Ici les amoureux sans espoir sont conduits par un large escalier devant le rapporteur compétent qui ne s’occupe que de cela du matin jusqu’au soir ; là-bas on reçoit les demandeurs de logement qui souhaiteraient trouver un abri pour la nuit. Ceux qui s’imaginent beaux et bons et talentueux mais jusque-là incompris et non reconnus, ont un bureau et un rapporteur à part bien sûr, et les méchants, détestés par tous, que personne ne veut ni écouter ni comprendre, ont aussi un bureau à part. Des salles d’attente confortables accueillent les laissés-pour-compte, les innovateurs, les explorateurs qui depuis des décennies frappent à des portes et usent leurs semelles, en suppliant d’être seulement reçus, écoutés, pour pouvoir expliquer leur découverte ou présenter leur innovation qui surpassera Edison et Nansen… Un local spacieux attend ceux dont la vie a été mise par erreur dans un bureau quelconque sur de mauvais rails, ceux qui ont été condamnés par suite d’une homonymie ; une salle d’attente décorée de palmiers accueille l’acteur dramatique qui joue des rôles comiques, et un hall magnifique reçoit ceux qui arrivent toujours partout une minute trop tard. Une petite pièce auxiliaire attend même les messies quelque part au bout du couloir, dans cette usine gigantesque.

Aux pelotes !... Le paradis ! Je veux y aller !... J’y vais et je visiterai l’endroit une bonne fois…

Une bonne fois, mais d’abord je fais un saut à la rédaction pour demander une avance, parce que ce matin ma femme m’a chargé de rapporter des pelotes pour qu’elle puisse me tricoter un pull.

Juste ça… Je dois m’en occuper…

Monsieur le rédacteur, j’ai besoin d’une avance pour des pelotes…

Alors il m’a envoyé aux pelotes !...

Pesti Napló, 7 mars 1926.

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