Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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LES SIX PERSONNAGES ET UN AUTEUR

 

qui, après des prémisses très encourageantes, cherchent actuellement un public au Théâtre Víg, sont aujourd’hui les personnages les plus populaires du populaire Pirandello en Europe comme en Amérique. Des millions de gens qui ne connaissent pas encore cette pièce, connaissent déjà ce titre étrange, sous lequel d’une main heureuse l’étrange et joyeux Monsieur Pirandello a fixé une idée gourmande de son inspiration, ce Monsieur Pirandello que, si j’étais Bernard Shaw, j’intitulerais le plus petit géant ou le plus grand nain de ce siècle. Ce titre est devenu un dicton, on le cite en diverses variantes à tous propos, justifiant la thèse favorite de l’auteur selon laquelle le monde et le succès aux feux de la rampe sont gouvernés par quelque chose d’incontrôlable, d’imprévisible, plus capricieux que le succès aux cartes, qu’un directeur de théâtre nomme une trouvaille et le poète l’imagination. Une chose est probable : le succès n’est pas généré par la force émanant de l’imagination du poète, comme le pense l’admirateur naïf, mais par sa faculté d’éveiller l’imagination du public ; non l’amour dans l’objet duquel il s’enfonce, mais l’amour qu’il sait éveiller pour l’objet de cet amour.

Il est certain qu’il existe de bons titres, et qu’un bon titre éveille la curiosité, on veut savoir ce qu’il signifie. Qui ou quoi peuvent être ces six personnages ? Qui ou que cherchent-ils, pourquoi les cherchent-ils ?

Soit dit à la louange de Pirandello, nous, les initiés, qui connaissons la pièce, nous pouvons rassurer tout le monde : ils le sauront. Ce n’est pas un titre creux qui sonne bien, ce n’est pas non plus un de ces faux symboles à la mode aujourd’hui. Ce titre recouvre exactement son contenu, tel un document officiel ou la désignation d’un brevet. Cette pièce est une déclaration d’écrivain des plus excitante et des plus étrange. C’est la déclaration d’un dramaturge dans laquelle il ouvre son cœur, cette scène tournante miniature. Il possède six personnages, ses personnages les plus chers, il les a nourris de son sang – il ne veut pas abuser le monde, il s’empresse d’avouer que ces personnages lui sont trop chers, il est incapable de s’en séparer. Il les présente au moment de leur naissance, avec la poche des eaux et le liquide amniotique ; avec tous les doutes et toutes les autolacérations de la douleur et de la joie de la création. Un curieux horizon s’ouvre ici – l’arrière-fond n’est nullement le monde romantique des monts et des vallées, il n’est que la scène : et pourtant, pendant des minutes nous le sentons plus infini que le ciel étoilé.

Plus infini que le monde extérieur – ce monde intérieur, dont nous ne connaissons pas de plus riche et de plus franc à l’heure de la sincérité. La philosophie le nomme : la cognition ; le poète le nomme : la vie.

 

Magyarország, 22 décembre 1925.

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