Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Radio jazz

Longueur d’onde : mille neuf cent vingt-six !

Zéro heure, minuit – allô, détecteurs à cent lampes !

Ici Londres – ici Paris – ici Berlin – ici Moscou ! Numéro suivant à notre programme : jazz !

Chef d’orchestre, haut les mains !

Vous l’entendez ? C’est le tympan ! Et ça, c’est le cor ! Ça, c’est un triangle ! Quel magnifique orchestre, mon Dieu – si vous voyiez la grosse caisse ! Il en sort des tubes métalliques, des clochettes, des touches à cent bras – en bas une assiette énorme dans laquelle un mécanisme lance des bouteilles en verre – un marteau à vapeur frappe rythmiquement le verre, il le brise – il y a de la dynamique dans les bouteilles ! C’est ce qui donne cette sonorité particulière derrière chaque accord.

Eh, fais attention, à gauche, avec ce hochet ! Fais-le tourner comme une crécelle – ne vois-tu pas de quoi il est fait ? C’est la langue d’une vieille femme, tournée par un banquier chauve, pour une vierge immaculée, en guise de sérénade – écoute ! Des petites billes d’or sautillent dans la crécelle. Attends, une seconde – tu vas entendre le cri de la vierge sorti d’une flûte à sept branches, longuement, allongé, une bouteille de champagne explose, boum, badaboum – sens-tu déjà te démanger les plantes de tes pieds ?

Te démangent-elles déjà ? C’est une nouvelle musique de danse – de quelque part, du fond de l’Afrique, importée par les colons, comme ces baies rafraîchissantes que les Nègres épuisés mâchaient sans fin, c’est comme ça que quelqu’un les a découvertes – invention afrosonore, made in England ! Un peu de liqueur française, pour agrémenter le mélange – parfum anglais – l’élixir !

Vous entendez ? Cette frappe – le fouet qui frappe sur le dos du Nègre – c’est colossal, hein ? Je pense bien ! – Une sonorité fantastique, mieux qu’au piano ! Un couvercle de cercueil – qu’en dis-tu ? Des semelles qui giguent sur le couvercle du cercueil – c’est ce qui rend la danse si sèche, craquante, aguichante – les os tremblent à l’unisson, transpercés par la balle, marinés par le gaz moutarde, gelés par les glaces de Galicie ! Tout le squelette danse, au rythme de la csárdás – effet sonore garanti, puisque la moelle a déjà séché à l’intérieur – autant de tibias, même dans la colonne vertébrale quand les vents de Norvège la transpercent en sifflant. Tu entends même le crâne si tu écoutes mieux, une musique sirupeuse, un genre d’ocarina, à cinq trous, mais il faut cela aussi dans un orchestre complet.

Et cette voix de bois, qu’est-ce que c’est cette voix de bois ? Elle ressemble au xylophone, mais un sifflement accompagne une mesure sur deux… Regarde mieux, de quoi elle est composée ? …a…o…e…e… - Oui, comme si on entendait : je vends, j’achète, je vends, j’achète, je vends, j’achète, je vends, j’achète… infatigablement, à l’infini… Que vends-tu, qu’achètes-tu, hein ? J’achète soupirs, j’achète halètements, j’achète yeux grands ouverts de petits garçons, de petites filles, j’achète larmes refoulées, souvenirs purs, fois naïves… J’achète palpitations violentes lâchement interrompues, j’achète rires heureux, j’achète visages rougissants… en gros et en détail, à n’importe quel prix : des soupirs je fabrique du vent, le halètement nous l’insufflons dans des veines fanées, pour cure de jouvence, les larmes nous les élaborons en usine, pour des hommes politiques, la foi nous la donnons en location, nous transformons le rire en applaudissements, du rougissement nous fabriquons du maquillage.

Que se passe-t-il en bas sur la presqu’île ? Travaillez mieux, on ne vous entend pas bien ! Au Nord on édifie des potences, au Sud on se bat, à l’ouest cliquettent des machines… un homme-oiseau bat des ailes, il frappe les nuages… Mais que se passe-t-il à l’Est ?!... Vite, un amplificateur, une dizaine de lampes, on n’entend pas bien… branchez l’inducteur principal… ça y est… quelque chose se met à vibrer… un beuglement lointain… tout autour… à l’Est comme au Sud… Qui est là ?... Qui se manifeste ?... Pourquoi n’annoncez-vous pas la longueur d’onde ?!... Mais c’est le piétinement d’un troupeau de brebis… Des hordes nues avancent dans la poussière du désert… Holà ! Ce n’est pas de jeu ! C’est le fantôme du passé… Qui êtes-vous, diables jaunes ?

Allô, allô – ici Londres, Berlin, Paris, Budapest… Pause de cent ans ! Au revoir – au fin fond de l’enfer !

 

Magyarország, 28 février 1926.

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