Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
honneur de comÉdien
n
comédien d’un de nos théâtres – soyons moins excessifs que lui et ne divulguons
pas son nom – a eu des mots il y a quelques semaines avec son directeur, le
soir, avant la représentation et, recourant à un moyen que l’on ne peut plus
désormais qualifier d’inhabituel, n’est pas monté sur scène, a tout simplement
déserté la pièce, le rôle – il est parti, voulant manifestement affirmer par là
son amour-propre : non, on ne peut pas lui faire ça, il n’admet pas les
insultes, et si la direction ne répond pas à son désir légitime, alors lui non
plus n’assume pas son obligation envers la direction.
Ce choix, tel qu’il s’exprime dans cet
acte, paraît correct d’un point de vue social et juridique. Bien sûr, si une
des deux parties contractantes ne respecte pas les termes d’un contrat, l’autre
partie a non seulement le droit, mais sous l’angle de la conscience de sa
classe et de la solidarité professionnelle, a aussi le devoir moral de
considérer pour elle-même que le contrat a perdu sa validité. Or, et c’est
là-dessus que je voudrais attirer l’attention du jeune et fier comédien :
cette formule ne peut pas être appliquée au théâtre, pour la simple raison
qu’entre le comédien et la direction il existe un tiers qui n’a rien à voir avec
le contrat en question, et qui pourtant est plus important que ce contrat, du
point de vue du théâtre, plus important même que les parties contractantes – ce
tiers est le public.
En effet le comédien – artiste de la
comédie, sentira bien la nuance ci-après grâce à son instinct – il n’est pas un
employé et un serviteur du théâtre et de la direction, mais de l’art théâtral –
il n’est pas attaché à l’art théâtral par son contrat avec le théâtre, mais par
des tenants et aboutissants bien plus subtils et plus nobles : le rapport
qui s’établit entre lui et le public est infiniment plus fin et plus complexe
que ce que l’on peut inscrire dans un contrat. Sous l’angle artistique le
contrat entre un comédien et la direction n’est qu’une opportunité exprimée
dans une formulation juridique pour faire rencontrer le comédien et le
public : or le comédien est avant tout en rapport avec le public, et
seulement après avec ceux qui sont ses intermédiaires entre lui et le public.
Par conséquent, un comédien qui abandonne la pièce, le rôle – n’abandonne pas
le directeur et le théâtre, il abandonne en réalité le public, la scène, le
champ de bataille de son art, le drapeau, le navire, non ses collègues mais ses
compagnons, l’équipe à laquelle aucun contrat ne peut le lier,
l’équipe dont la force de cohésion n’est ni intérêt ni accord, mais un lien
tout à fait particulier : les soldats et les artistes appellent cela
l’honneur.
Loin de moi l’idée de vouloir insinuer par
là qu’un comédien doit être sans conditions un humble esclave du public qu’il
doit respecter, même s’il ne respecte pas son employeur. Bien sûr que
non : comédien et public sont égaux en droits, en plaisir et en vouloir
plaire, pendant le match qu’ils se livrent – et le public doit respecter le
comédien de la même façon que ce dernier doit respecter le public. Mais
justement : que penser d’un comédien qui insulte le public alors que le
public ne l’a pas insulté ? Or on peut tout dire du public de Budapest,
sauf qu’il insulte les comédiens et qu’il ne leur offre pas tous les signes de
son respect. Il n’existe nulle part au monde un public aussi courtois et
prévenant que chez nous. Aucun autre public n’est plus admiratif, plus
généreux, plus enthousiaste et plus enchanté que le nôtre si quelqu’un ou
quelque chose lui plaît – et aucun autre public n’est plus discret, plus
indulgent, plus tendre, si ça ne lui plaît pas. Que dirait notre fier comédien
plein d’amour-propre si les choses se passaient chez nous comme en Allemagne ou
en Italie où, quand quelque chose déplaît au public, celui-ci siffle et hue,
trépigne et chahute, quitte la salle ? S’il a mal joué un mauvais rôle,
prendrait-il une telle attitude tout aussi insultante, blessante et indigne,
une entorse à son contrat – n’a-t-il pas idée que le public a le droit de tourner
le dos et d’abandonner le comédien si quelque chose lui déplaît, au moins
autant que le comédien a le droit de laisser tomber son public parce qu’il a eu
un différend avec la direction ?
Mais le public budapestois ne fait pas
cela. Croyez-moi, mon jeune et fier ami comédien, moi j’ai vu ce public lorsque
vous ou un de vos jeunes collègues comédiens jouiez très mal, par votre faute
(ou celle de quelqu’un d’autre) – et maintenant j’aimerais que vous eussiez
aussi vu ce que par politesse, prévenance ou tendresse, ce public vous a
caché : ce sourire réprobateur mal dissimulé derrière des mains discrètes,
la discrète rencontre de regards entendus, stupéfaits, ces hochements de tête
paternels – et tous les autres signes du déplaisir que le public s’est gardé de
vous communiquer afin de ne pas vous blesser, pour ne pas entraver votre
amendement, vos progrès, votre faire-valoir par le coup de poignard de la
brutale réprobation auquel pourtant vous êtes autant exposé que vous avez droit
aux applaudissements.
Non, mon cher jeune ami, le public de
Budapest vous a un peu trop gâté, vous et vos compagnons orgueilleux. Vous ne
devez pas vexer ce public, vous ne devez pas le jeter aux chiens, le prendre
pour quantité négligeable, pour chose inexistante ; car vous faites bel et
bien cela quand vous vous sentez vexé par votre directeur, quand vous
considérez l’affaire close en tirant réparation de la vexation, mais sans même
donner en même temps satisfaction au public. Votre place est là-haut sur les
tréteaux – et votre affaire avec le théâtre, vous devez la régler avant votre
arrivée et après votre départ.
Színházi Élet, 1924, n°22.