Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
lettres de femmes
Je ne fais pas
allusion à des lettres d’amour roses et bleues dont les enveloppes chantent
l’expéditrice sous un petit nom impossible en lettres sinueuses musicales et
dorées. Cela peut paraître paradoxal, mais les lettres d’amour de femmes ne
sont pas par essence des lettres féminines, ne sont pas "les" lettres
féminines – la possédée d’une Grande Passion, justement parce qu'elle se trouve
dans un état de possédée, n’est pas en mesure de dépeindre de soi-même une
image normale, et ses manifestations ne la caractérisent pas : elles sont
schématiques, ont valeur de symptôme, comme les symptômes d’un malade fiévreux
qui décrivent et déterminent la maladie plutôt que le malade. J’oserai même surcharger
le paradoxe : une femme amoureuse, aussi longtemps que cela dure, n’est
pas féminine, tout au moins dans le sens qu’on puisse déterminer chez elle des
caractères typiquement féminins. D’ailleurs, si on y pense, être par trop
amoureux, se fondre dans l’amour sans restriction et sans réserve, est de
notoriété publique une chose "non virile" s’il s’agit d’un homme
(pensons aux personnages mièvres de Des Grieux et de
Werther) ; mon affirmation ne paraîtra peut-être pas trop bizarre, selon
laquelle les traits caractéristiques et les différences des deux sexes sont les
moins différents quand ils se font face sous leurs aspects les plus sexués :
dans l’état amoureux. Apparemment l’amour est une loi plus puissante que la
bisexualité, il est le principe même de la vie. Ou disons cela autrement :
ce n’est pas un besoin de la bisexualité qui a créé l’amour, mais c’est la
nécessité de l’amour qui a séparé l’homme et l’animal (mais curieusement pas
tous les animaux !) en deux sexes, dans la seule vue de les réunir – mais,
dans l’incandescente force élémentaire de cette réunion, elle dilue de nouveau
le caractère double. En un mot – s’agissant de lettres – je vous prie
d’observer l’uniformité de ces lettres d’amour, justement parce que leur auteur
s’imagine qu’à lui ou elle seule a pu arriver ce qui arrive à chacun. En effet,
la Grande Illusion qui sous l’effet d’une grande passion conduit à nous
imaginer que l’expérience qui se déroule de la façon la plus générale et la
plus uniforme, même au-delà de la différence des sexes, est notre expérience la
plus propre, la plus individuelle, la plus distinctive du corps et de l’âme,
c’est cela le secret du grand succès des histoires d’amour.
Et c’est
aussi le secret de la raison pour laquelle c’est seulement dans l’amour que
l’homme comprend la femme. L’histoire de la femme amoureuse m’émeut tout autant
que les femmes qui fondent en assistant aux souffrances du héros amoureux dans
un livre, un drame, au cinéma. Sur ce point elles et nous, nous nous
comprenons, car sur ce point au moins nous nous ressemblons ; nous ressentons à
peu près la même chose, même si dans le touchant jeu de l’amour, "qui aime
plus l'autre ?", hommes et femmes sont en compétition. Nous jouissons
du goût du baiser de la même façon, même physiologiquement – cette pomme que
l’on sait, ce n’est pas Ève qui la tendit à Adam et ce n’est pas Adam qui la
tendit à Ève : ils l’ont cueillie ensemble de l’Arbre de l’Amour, cette
réalité extérieure à eux, et ils l’ont goûtée ensemble, c’était un cadeau de
Dieu ou du Diable, nous ne le savons toujours pas avec certitude, mais c’était
un cadeau, et non la propriété de l’un ou de l’autre, une unique acquisition commune.
Il est
facile de croire à une lettre d’amour dans laquelle tu trouveras toujours
quelque chose de toi-même ; mais si tu veux sentir à quel point la femme est un
autre ouvrage divin que toi, feuillette la correspondance d’une femme avec ses amies,
ou avec sa parenté, ou ses connaissances, lettres qu’elle n’a pas écrites avec
une intention féminine, en qualité de femme. J’ai lu récemment d’anciennes
lettres de femmes, provenant de la même époque et du même lieu d’où à cette
époque-là j’écrivais moi-même des lettres – d’ailleurs j’ai retrouvé celles-ci
aussi. Ébahi et un peu honteux, j’ai posé côte à côte les deux piles de
correspondance – mon Dieu, quelle différence ! Ce que j’ai écrit était
logique et clair : chaque mot tient debout aujourd’hui encore, comme si
j’avais veillé à ce que la postérité ne puisse y déceler la moindre erreur ou
le moindre mensonge. Une lettre de femme est un griffonnage improvisé à la
va-vite, une suite confuse d’impressions minuscules, incohérentes, lâchées,
ramassées sans sélection – et pourtant, en les lisant maintenant, après tant
d’années, ce sont celles-ci que je préserverais pour la postérité, si je
supposais de la postérité qu’elle s’intéresse un jour à notre époque.
Pesti Napló, 23 mai1926.