Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
seul avec l’humanitÉ
Salut à
l’auditeur !
Bonjour !
Bonsoir !
Ou bonne matinée !
Comment dire ça ? Je ne le sais pas
sur le moment.
Je suis troublé, je l’avoue, j’ai le trac.
Je me ronge les sangs et je rougis, comme à l’école. C’est une
drôle de lecture ici. Je suis assis, seul dans une pièce, une espèce de cube
est suspendu devant mon nez, je suis prié de parler là-dedans, et on m’envoie
des directives de l’extérieur, par écrit, comme : moins vite, plus vite,
le public est à l’écoute.
Le public ! J’ai des frissons dans le
dos, je tourne la tête nerveusement. Je t’en prie, cher public, permets-moi ce
tutoiement, de m’adresser directement à toi – je supporte mal cet état bizarre
de ne pas te voir. J’ai souvent tenu des lectures conférences, mais tu étais
toujours là à portée. Alors que maintenant j’ai l’impression de me trouver dans
une forêt sombre, tout seul, enfant, de regarder autour de moi en reniflant,
car tout est muet, immobile, dans la nuit des oreilles affamées se dressent et
attendent.
Je ne vois rien d’autre avec les yeux de
l’esprit, dans mon imagination, que des oreilles. Les oreilles de chacun se
ressemblent passablement, à la rigueur je peux me les imaginer ; comment
oserais-je penser à vous différemment ? Où êtes-vous, à quelle distance,
Dieu créateur ! Combien pouvez-vous être, auditeurs invisibles, qui
m’écoutez obstinément mais ne me répondez pas ; combien de sortes de
visages pouvez-vous présenter ? C’est une drôle de lecture, oui, je suis
pris de vertiges quand j’y pense – moi, seul dans une petite pièce, moi – et la
salle d’audience c’est tout le globe terrestre, ou même peut-être Mars si les
Martiens possèdent des récepteurs radio. Qu’est-ce que c’est comme cri, cette
petite voix tremblante que je balbutie ici dans ma solitude – quel cri
retentissant ce peut être – on l’entend à Berlin, à Paris ; à
New York s’il le faut – dans le Caucase et dans les Philippines – l’Indien
à peau cuivrée s’arrête dans son galop, et dresse l’oreille au grésillement de
son récepteur radio fixé sur son cheval – allô ! allô !
Ici Budapest !
Allô ! Allô ! Comment savoir,
peut-être là-haut en Norvège aussi il y en a qui m’écoutent. – J’ai des parents
là-bas et à Londres : salut, frangin Jóska ! Salut, connaissances
inconnues ; où êtes-vous ? Salut, Gábor, salut Kristóf,
salut, les enfants !
Salut, les Hongrois partout dans le
monde ! Salut, l’humanité ! Salut, frères humains aux quatre vents,
dans la rondeur de l’univers – salut, bon matin, bon soir, bonne nuit, selon ce
que c’est chez vous ! Pardonnez-moi si je me laisse emporter par
l’enthousiasme, c’est la première occasion pour moi de m’adresser à vous
directement, même si vous ne comprenez pas chacun de mes mots, vous entendez
quand même ma voix, n’est-ce
pas ? C’est tout de même étrange – il faut s’y habituer, à ce que notre
public soit toute l’humanité ; je devrais leur dire maintenant quelque
chose de particulier, de très grand, de très important, de valeur générale,
pour être digne d’un si grand honneur !
Que dire ?
Ça y est, j’y suis !
Hommes – hommes que porte ce petit globe
terrestre, femmes, hommes, jeunes filles et enfants, je vous pose la question
en chuchotant, séparément, doucement dans chaque oreille pour qu’aucun autre ne
l’entende : y a-t-il parmi vous un,
un seul, avec qui nous pourrions nous comprendre définitivement, sans
restriction, sans réserve, y a-t-il parmi vous un, un seul, qui me croit, qui
m’aime ?
Comment ?... Personne ?!... Pas
une seule voix, de nulle part ?...
Je suis seul, dans une petite pièce, des
murs indifférents, muets, taciturnes me regardent. Face à moi, sur le mur, au
milieu de lourds rideaux, une tête de Pallas en plâtre.
N’est-ce pas le corbeau d’Edgar Poe qui est
assis dessus ?
Eh – parlons d’autre chose !
Pesti Napló, 30 juin 1926.