Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
rhume
coutez, Docteur, je ne sais pas ce que j’ai… Qu’en
pensez-vous ? Je crains de m’être enrhumé de la poitrine… Non, non, ça ne
vous mènera à rien de me prendre le pouls, ce doit être une sorte de fièvre
intérieure, que l’on ne peut pas mesurer avec un thermomètre… Parce que ma tête
est chaude, mes pieds sont froids, et la chaleur court partout en moi, tandis
que le froid reste en place, et là où vous voulez la mesurer il n’y a justement
pas de chaleur, elle s’échappe et fuit quelque part ailleurs.
Dites-moi, qu’est-ce que ça peut être ici
sur le côté, non, plus bas, une sorte de serrement, non, ce n’est pas
douloureux, je sens plutôt quelque chose qui me tire, ou comme si on voulait
tordre mes muscles sur quelque chose, disons sur un rond de ferraille… Mais
non, Docteur, vous permettez, je veux m’exprimer avec précision, comme si on
voulait donc m’enrouler les nerfs sur quelque chose, mais pas sur un objet
rond, plutôt carré, et ça ne marche pas, vous comprenez ? Et comme si on
voulait tout de même enfoncer cet objet, vous comprenez ? Imaginez que
l’objet se place ici, et alors je commence à tirer les muscles comme ça…
Alors là, Docteur, si vous ne me laissez
pas dire ce que je sens et où, comment voulez-vous déterminer ce que
j’ai ? Je me force à m’exprimer clairement, pas comme un paysan qui vous
dirait « j’ai mal au ventre » qu’il ait une méningite ou une
appendicite… Bon, alors je cesse de parler de cette torsion, mais que peut-être
cette impression qu’on me râpe la gorge ? Ou plus exactement, ce n’est pas
qu’on me la râpe, c’est une sorte de chatouillis, un picotement, vous voyez,
d’ici jusque-là ; je n’ai quand même pas la phtisie ? Dites-moi,
Docteur, qu’est-ce qu’on sent quand on a un cancer à la gorge, est-ce que c’est
une sorte de pression du larynx jusqu’aux oreilles, mais en réalité ce n’est
pas une pression, c’est plutôt une main qui sort des poumons et à travers
l’œsophage attrape le gosier, mais sans le serrer trop fort, comme si elle
voulait le lâcher un instant pour mieux l’attraper l’instant suivant… Écoutez,
Docteur, ne nous berçons pas d’illusions, je suis un homme adulte, un père de
famille, je n’ai pas besoin qu’on me console et qu’on embellisse mon état par
de pieux mensonges… Je veux tout savoir, parlez-moi franchement et honnêtement,
d’homme à homme, et dites-moi clairement : peut-il oui ou non s’agir d’un
tabès quand tout à coup on sent comme si deux vertèbres dans les poumons… oh,
Docteur, ne m’interrompez pas, d’accord, ce n’est pas dans les poumons, je ne
suis pas professeur d’université après tout ; donc comme si deux vertèbres
étaient soudées ensemble et le bord de l’une commençait à gratter l’autre, à la
suite de quoi, à chaque respiration on sent comme si les vertèbres
s’enfonçaient dans les reins ? Bon, bon, vous avez raison mais attendez un
peu, je n’ai pas encore pu tout dire, et si vous, Docteur, n’écoutez pas ce que
je ressens subjectivement, comment voulez-vous bâtir un diagnostic ? Je ne
pose aucune question, je ne veux pas vous influencer, je ne vous dis pas ce que
je soupçonne que j’ai, j’expose les choses en toute objectivité et
impartialité, comme s’il ne s’agissait même pas de moi, comme si j’étudiais mon
cas en tant que médecin, je prétends simplement qu’ici à gauche, au-dessus du
cœur, directement sous les deux lobes des poumons, je sens un gargouillement,
vous comprenez, cela fait comme floc, floc, comme si ça partait du cœur, mais
ce floc, floc n’est pas permanent, ça fait floc, floc seulement quand je me
colle le menton sur la poitrine et, les yeux fermés, je retiens mon souffle
pendant une minute ; alors là j’ai une impression d’étouffement et comme
si quelque chose craquait au niveau de mon estomac… Est-il possible que j’aie
une maladie du cœur ?... Je ne le prétends pas, mais j’ai entendu dire que
le premier signe d’un accident cérébral commence par l’absence de la
respiration pendant une minute… En outre j’ai un sifflement terrible dans les
oreilles… Et le plus horrible, Docteur… Ce à quoi on pourrait peut-être
remédier par une intervention rapide… C’est que je n’ai pas assez de souffle…
Dès que j’ouvre la bouche et que j’essaye de dire un mot… Immédiatement…
J’étouffe… Arrêtez de me couper tout le temps la parole… je veux dire… mais je
n’y arrive pas… que je ne peux pas parler… je ne peux pas parler…
Pesti Napló, 5 septembre 1926.