Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
GEORG KAISER ET MOI
S’il m’est permis de m’exprimer ainsi, librement, après
l’excellent Lajos Hatvany, qui jadis avec son
magnifique livre intitulé « Moi et les livres » a fondé la tendance
hongroise individualiste dont Georg Kaiser[1] (pardon : Georg Kaiser et
moi !) est devenu, (pardon, sommes devenus) adepte(s) enthousiaste(s).
C’était la première fois que
Georg Kaiser et moi nous rencontrions. Nous aurions pu nous rencontrer
déjà plus tôt, parce que Georg Kaiser a déjà écrit une flopée de pièces de
théâtre, mais nous ne nous sommes pas rencontrés à ces occasions-là, parce que
je n’ai pas lu ses pièces – non par antipathie, ni par inculture, mais parce
qu’elles ne me sont pas tombées entre les mains, ou je lisais justement autre
chose, ou j’étais peut-être souffrant, ou absent, bitte Herr Professor. J’ai lu
çà ou là des choses sur Georg Kaiser, par exemple j’ai le vague souvenir
qu’un temps il s’est occupé de meubles ou de tapis, d’une manière tout aussi
individualiste, mais hélas je n’étais pas là alors non plus, Georg Kaiser
et moi, c’est vrai que je n’étais pas là, Monsieur le greffier, je vous prie de
me croire. Mais cette fois enfin nous nous sommes rencontrés, Georg Kaiser
et moi, au Théâtre Magyar où l’on jouait une pièce de Georg Kaiser.
Cette pièce, soit dit en passant, c’est moi qui l’ai traduite, mais nous ne
nous étions pas encore rencontrés, Georg Kaiser et moi, pour parler franc
je n’avais pas le temps alors de faire attention à Georg Kaiser et à moi,
j’avais quantité d’autres choses en tête, j’étais justement en train d’élaborer
le projet d’une comédie triste, jusqu’à ce que je réalise halte là, ça ne va pas, rembobinons tout, ça ne colle pas depuis le
début : parce que c’est ou comique ou triste – les deux ne vont pas
ensemble… Qui a pu inventer un non-sens pareil ? Si l’on a envie de jouer une comédie, alors on n’est pas triste, et
si l’on est triste, alors on n’a pas envie de jouer, un point c’est tout. Bref,
j’ai rejeté tout ce projet juste au moment où j’ai achevé la traduction de la
pièce de Georg Kaiser, car il faut dire que je l’ai bel et bien traduite
pendant ce temps-là, mais comme je disais, je n’avais pas le temps de prêter
attention à ce qui s’y trouvait – et alors nous ne nous étions pas encore
rencontrés, Georg Kaiser et moi. Et puis j’ai oublié toute cette affaire.
Cette fois alors, il y a quelques jours,
j’ai lu qu’on allait monter une pièce de Georg Kaiser, « L’Enfant
échangé ou Le secret de la comtesse », au Théâtre Magyar, j’y suis
donc allé pour la voir, et alors nous avons failli nous rencontrer,
Georg Kaiser et moi, car je l’ai rencontré moi, mais il ne m’a pas encore
rencontré, lui. J’ai en effet été très content quand vers le milieu du deuxième
acte j’ai remarqué que Georg Kaiser aussi s’est aperçu de ce que j’avais remarqué,
qu’une pièce peut être soit une comédie, soit triste. Parce que c’est
effectivement triste ce que font les comtes avec le pauvre peuple, qu’il
s’agisse de littérature à l’eau de rose ou non, qu’il s’agisse de cinéma ou
non, c’est une chose triste – car on ne peut tout de même pas savoir avec
certitude ce qui a existé d’abord, le comte, ou la littérature à l’eau de rose
à propos du comte, si les comtes ont fait les ripopées ou si ce sont les
ouvrages bâclés qui ont déformé les comtes, si c’est le comte qui se noie dans
l’eau si c’est l’eau qui se noie dans le comte, et ainsi de suite. Mais on peut
aussi considérer que cette chose triste est aujourd’hui jouée par des
comédiens, c’est donc tout de même un jeu, ça ne peut pas être triste et il
faut trouver le moyen de le signifier – Georg Kaiser fait donc comme s’il
disait : maintenant je joue que je n’existe pas, que je pense sérieusement
ce que je joue, et je déclare au public que je ne pense pas sérieusement cela,
comme si je pensais que cela n’est pas comme cela est, pourtant en effet. C’est
vraiment simple : c’est un persiflage de roman policier, ayant pour but de
démontrer au public cultivé qu’il est complètement ridicule de prendre au
sérieux ce qui est écrit dans les romans policiers, en faisant tout pour qu’il
le prenne au sérieux et qu’il remarque aussitôt que ce n’est pas risible. Ou,
pour le dire autrement : regardez, voici de quoi a l’air un mauvais roman
policier, comment il ne faut pas écrire, comment il ne faut pas faire, on n’a
pas le droit d’aller regarder des choses de ce genre plutôt que des
chefs-d’œuvre, venez, venez, venez tous voir ce qu’il ne faut pas voir. Vous
voyez maintenant, n’est-ce pas, que nous n’avons rien vu, et pourquoi nous
n’avons rien vu, ça, vous le verrez. Si je n’arrive pas à y parvenir, c’est
parce que vous êtes seulement un public qui a envie de voir ce genre de
littérature cauchemardesque : vous comprenez désormais pourquoi ce genre
de littérature vous plaît – vous comprenez désormais que vous ne comprenez pas
pourquoi vous comprenez que vous ne comprenez rien. J’ai donc réussi à vous
démontrer que vous êtes tellement stupide qu’on ne peut rien vous démontrer.
Mais, comme je ne suis pas le public, mais
je suis également un individualiste nous le sommes tous les deux,
Georg Kaiser et moi, sauf que lui ne m’a pas compris, moi. Car cette pièce
m’a effectivement beaucoup plu, surtout la traduction, j’ai même remarqué,
tiens, tiens, quelle bonne traduction, ne sauriez-vous pas par hasard qui a
traduit cette pièce ? Alors j’entends dire que c’est moi ! Ah, ça
change tout, alors elle n’est pas bonne, je n’ai pas dit ça par modestie, Dieu
m’en garde, puisque je suis un individualiste, je ne dis pas par fatuité, que par rapport à moi ce n’est pas bon. En
revanche, nous nous sommes enfin rencontrés, Georg Kaiser et moi, et enfin
il sera peut-être en mesure de me comprendre s’il lit ma traduction de sa
pièce, il n’a qu’à apprendre le hongrois, j’ai moi appris l’allemand, après
tout, et il se rendra compte de ce que vaut sa pièce en réalité – moi aussi je
m’en suis rendu compte seulement grâce à la traduction parce que l’original ne
valait rien. Était-il un véritable chef-d’œuvre de persiflage, de ripopée, ou
un authentique ouvrage bâclé de caricature de chef-d’œuvre ? Non
mais !
Ma critique ne concerne nullement les
comédiens qui ne bâclent nullement leur travail dont le jeu est une réalité
bien vivante et ravigotante. Ce sont eux que les individualistes comme moi
peuvent aller regarder.
Színházi Élet, 1926, n°47