Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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achevez la nouvelle[1]

Quand j’étais débutant, je croyais que la littérature a un sens. Que les belles lettres, la création poétique telle qu’elle germe dans le cerveau de l’artiste, compose un tout coloré – elle a une tête et des jambes, des parties qui se suivent et qui se soutiennent, qui servent l’ensemble à l’instar des organes d’un être vivant utiles à la vie – qu’une girafe ne peut pas avoir des nageoires et qu’un poisson ne peut pas avoir quatre pattes, parce que cela ferait obstacle à sa nage. Les genres poétiques sont des êtres vivants – même s’il en existe parmi eux de bizarres. La nouvelle par exemple, dont l’évolution darwinienne conduit à travers une anecdote jusqu’au chef-d’œuvre ciselé, ne porte pas la tête au sommet, mais à la queue. La tête, autrement dit l’apex, le sens, la moralité, la chute pour laquelle elle a été écrite, à laquelle la création s’adapte, qu’elle soutient, qu’elle justifie. Quoi qu’il en soit, c’est autour de cette tête, autour de cette soi-disant chute que se groupent les parties dont la nature était prédéterminée par ladite chute. En conséquence, j’avais trouvé naturel que ce que nous appelons l’idée, le thème, la pensée d’une nouvelle, se concentre justement dans la chute – dans l’âme de l’écrivain cette chute doit avoir germé en premier – l’écrivain élabore ce qui précède seulement après, ce qui, telle une déduction mathématique, la thèse d’une œuvre ("quod est demonstrandum") doit être démontré.

Eh bien, apparemment je me suis trompé.

J’ai reçu une lettre d’un lecteur dans laquelle il se plaint : bien que ma nouvelle soit merveilleuse, il n’est pas content de la chute. Il faudrait la terminer autrement.

De prime abord cette critique m’a fait le même effet que si quelqu’un disait : « écoutez, la phrase qui prétend que tout corps plongé dans l’eau reçoit une poussée – c’est merveilleux. Mais la suite, que cette poussée soit égale au poids du volume d’eau déplacé – ce n’est pas beau. Il faudrait écrire autre chose à sa place. »

Jusque-là j’avais cru qu’une nouvelle sentait bon ou sentait mauvais à cause de sa tête.

Eh bien, cela n’est pas vrai non plus.

Nous vivons des temps nouveaux.

La chute d’une nouvelle n’est pas aussi importante que je le croyais. Il suffit d’être lecteur. Le lecteur lit la nouvelle, ceci et cela lui plaît dedans, et pendant ce temps dans sa tête intelligente il s’imagine comment cela doit se terminer. Et apparemment il se fâche s’il en est autrement.

Je ne suis ni instituteur ni prophète, je suis un modeste serviteur du public – je n’ai plus envie de lui chercher querelle. Qu’il fasse mieux que moi s’il le peut. Je l’en prie. Qu’il le fasse. J’irai même jusqu’à avouer que cela m’est plus facile. Il est vrai qu’il n’est pas aisé d’imaginer le début d’une histoire si j’en ignore la fin. Mais d’un autre côté je trouve plus juste de ne pas fabriquer l’idée, la conclusion moi-même – entendant par l’idée la pensée ou la solution vieille de cinq mille ans dont le lecteur s’imagine avoir été le premier à y songer. De toute façon j’ai de moins en moins d’idées – ou plutôt c’est de moins en moins souvent que j’ai une idée dont je ne saurais pas qu’elle a déjà été mille fois écrite, pensée et exprimée.

Le lecteur, esprit original, se trouve dans une situation plus favorable. Alors qu’il le fasse. Voici la nouvelle.


pamÉla

(Nouvelle)

 

I.

 

Oui, cela peut paraître douloureux, mais c’est ainsi que j’ai fait la connaissance de Paméla.

Je rentrais à pied de l’Île Marguerite. C’était une belle nuit de clair de lune, j’avais envie de flâner. Et c’est alors que j’ai affronté pour la première fois de ma vie ce que je connaissais si bien de mes lectures des faits divers, en termes standards ; cette fois elle était là sous mes yeux, la réalité, et elle me faisait un effet nouveau, inconnu, odieux !

Une femme se tenait debout près du parapet du pont – elle observait l’eau. J’étais à deux pas quand elle s’est brusquement hissée sur le parapet. Il m’a fallu trois bonnes secondes pour réaliser ce qui se passait. Mais il n’était pas trop tard.

Je l’ai serrée dans mes bras, on était tous les deux hors d’haleine.

- Pourquoi vouliez-vous mourir ?

- Laissez-moi…

Mais elle ne résistait plus.

 

II.

 

Nous nous sommes souvent revus par la suite. La deuxième rencontre fut le fait du hasard. Elle était en société, autour d’une table dans une guinguette. Il se trouve que je connaissais un des convives. Je me suis installé à leur table. Elle était de bonne humeur, charmante et coquette. Restés seuls dans la rue (nous nous étions écartés des autres), j’ai fait une allusion, je lui ai demandé si elle avait toujours des pensées suicidaires. Elle leva sur moi des yeux étonnés, elle rit. – Est-ce que j’en ai l’air ?

Ses yeux brillaient, ses lèvres étaient rouges. Je restai pensif. Mon ami Tibor qui nous avait présenté venait de nous rejoindre. Il cria joyeusement :

- Olga ! Revenez, vous nous manquez beaucoup.

Olga ?

Elle m’aurait menti, là-bas, sur le pont ? Elle ne s’appellerait pas Paméla…

 

III.

 

Puis un jour je lui ai rendu visite.

Son père, un vieil architecte, m’a accueilli aimablement. Nous avons parlé de pont, le vieux avait été autrefois le constructeur de plusieurs ponts sur le Rhin. Olga nous écoutait nerveusement… Puis elle sursauta et quitta la pièce précipitamment. J’ai vu que ses yeux étaient en larmes. J’ai émis un signe d’avertissement au vieux qui était en train d’expliquer avec passion pourquoi les parapets des ponts doivent être bas. Il tourna distraitement la tête, et appela :

- Paméla ! Où vas-tu ? Nous t’ennuyons ?

Elle s’appellerait quand même Paméla ! Mais… elle se rappelle bien la scène… là-bas sur le pont… elle vient de se trahir…

 

IV.

 

Moi, je n’arrive pas à l’oublier… Le baiser que nous avons échangé… ce jour-là… sur le pont…

Mes visites se firent plus fréquentes. Mais je ne m’y retrouvais plus. Tantôt elle était méditative, gentille, attentive… Tantôt coquette, violente, capricieuse.

 

V.

 

J’ai décidé de me déclarer. Il fallait mettre fin à cette situation… J’avais mal dormi, j’étais nerveux. Un jour d’automne je me promenais seul dans le jardin, je n’ai pu échanger que deux mots avec elle – elle m’a ri au nez.

- Qu’est-ce que vous imaginez ?

Moi je savais déjà ce que j’imaginais.

 

VI.

 

Jusqu’au soir j’ai erré seul sur l’île. Je crois que j’étais dans un état second. J’ai passé des heures assis à la terrasse de l’hôtel dans une demi-inconscience… Je rédigeais des lettres, j’y mettais aussi des adresses, mais je n’aurais pas pu résumer leur contenu. Quelque chose m’attirait. Le soir je suis parti, j’allais sortir de l’île… Je sentais que je ne pouvais plus y rester, je n’avais plus rien à faire en ce monde… C’était une nuit de clair de lune. Je me suis arrêté sur le pont, j’observais l’eau. Seul.

J’observais l’eau, j’ai penché de plus en plus la tête… On aurait dit qu’une paire d’yeux me fixait depuis l’eau… méchants et invitants…

J’ai péniblement grimpé sur le parapet… Alors elle a posé sa main sur mon épaule. C’était elle, Paméla.

 

VII.

 

- Pourquoi ? – c’est tout ce qu’elle a demandé.

J’étais incapable de répondre. Elle esquissa un sourire, plein de chagrin. Puis, sans mot dire elle me tendit les lèvres.

 

VIII.

 

Nous n’avons informé personne de nos fiançailles. Nous étions deux à être au courant… Nous nous rencontrions en secret dans un petit salon de thé à Buda. Ce furent des journées merveilleuses. Je n’aurais jamais pu imaginer autant de dons de soi, autant de charme, autant de tendresse dans une femme… J’étais ivre des beautés de la vie.

 

IX.

 

Comme un coup sur la tête…

Il n’y avait pas de doute ! C’était elle !

Dans une voiture qui filait… Paméla… avec un inconnu… ils s’étreignaient…

En voiture ! Suivons-les !

Je les ai suivis… L’homme descend au pont… Paméla continue… Je la perds des yeux… En avant… Ma voiture file à toute vitesse… Un cri… Le chauffeur freine brusquement…

Une femme est allongée sur la chaussée… Apparemment elle s’était jetée sous la voiture…

Je saute de l’auto. Je me penche sur elle. Elle ouvre ses yeux désespérés.

- Oscar…

- Paméla…

 

X.

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Veuillez achever la nouvelle !

(au fait : moi je connais la fin.)


pamÉla

ou l’achèvement de la "nouvelle inachevÉe"

 

 

Bon, c’est fait.

Paméla, ou la Nouvelle Inachevée, dont le début avait jailli du cerveau du poète pendant les souffrances d’une nuit d’insomnie, alors que sa chute, autrement dit sa raison d’être, s’était insinuée dans l’imagination du lecteur de par le monde, telle un point d’interrogation à mille branches (tiens, j’ai joliment commencé cette phrase ! – j’aimerais tant la faire achever également par le lecteur !) – le chagrin ne brise plus désormais la tête de la triste Paméla. Les lecteurs de la revue Színházi Élet ont accouru à son aide.

Chacun a écrit comment il imagine le dénouement. Comment on peut achever une histoire dont seulement le début a été rédigé par son auteur qui ne voyait pas clairement la fin, alors qu’il connaissait précisément les précédents de l’histoire – s’il m’est permis de m’exprimer ainsi. Les déchiffreurs se sont cassé la tête avec plus ou moins de succès, mais avec une égale assiduité : que diable pourrait être la solution du mystère que celui qui avait lancé le problème autour de la devinette connaissait tout aussi peu qu’eux ? Imaginez une devinette que même son inventeur ne saurait résoudre – il a d’abord dessiné l’image, et seulement ensuite il a commencé à se tourmenter sur ce que cette image pourrait représenter, étant donné que les candidats au déchiffrement ont dû y renoncer. Il a donc dû se mettre à déchiffrer sa propre devinette.

Le candidat au déchiffrement devait aussi faire face à une seconde difficulté. Je me flatte de croire que j’ai un style personnel. (Cette modestie est également une de mes caractéristiques.) Alors, le candidat devait s’efforcer à trouver une fin à l’histoire dans mon style, en accord avec le sujet imaginé par moi, avec un style et un contenu dont on pourrait croire que c’est moi qui l’ai trouvée ou que j’aurais pu trouver. Bref : le déchiffreur devait tout faire pour avoir une idée que seul moi je pouvais avoir.

Eh bien – quelqu’un a presque réussi. Presque – mais cela suffit pour lui accorder le trophée de la victoire. Je reviendrai à la fin à sa personne, mais d’abord j’aimerais consacrer quelques lignes aux autres candidats.

Le plus intéressant d’entre eux est "l’achèvement" signé "Machiavel", dont l’auteur, dans une lettre d’accompagnement, offre à "Paméla" une analyse digne d’intérêt. Il constate à juste titre, avec la perspicacité d’un juge d’instruction, que la nouvelle ne peut avoir qu’une fin heureuse, sinon elle ne commencerait pas par la phrase « Oui, cela peut paraître douloureux, mais c’est ainsi que j’ai fait la connaissance de Paméla ». Cette phrase semble suggérer que l’affaire ne s’est pas terminée douloureusement sinon quel besoin y aurait-il des termes peut paraître de l’introduction ?

C’est juste, jusque-là il a raison. Mais il ne fournit pas d’explication satisfaisante à la fin heureuse anticipée lorsqu’il explique l’attitude ambiguë, voire les crises suicidaires de Paméla par son désir de vouloir rendre Oscar jaloux.

La solution de Madame Aladár Hoffer (qui elle-même paraît encline à des réflexions) est bien plus surprenante et astucieuse. Elle a supposé que la moralité, la chute réclamée par la raison, est plus importante pour moi que la satisfaction des exigences sentimentales. Sa Paméla à elle rassure Oscar dans ces termes frappants : « N’oubliez pas que nous, femmes amoureuses sans espoir, ne voulons généralement pas vivre pour celui sans lequel nous serions mortes, mais nous voulons mourir pour celui pour lequel nous voudrions vivre. » C’est un excellent paradoxe – et si nous avions voulu décerner le prix pour le niveau littéraire et non pour récompenser la conclusion la plus acceptable de l’intrigue, je l’aurais certainement adjugé à cette candidate.

Mais l’enjeu est la chute – il convient de fournir une explication, de faire comprendre qui est Paméla et pourquoi elle se comporte de façon si étrange. Parmi la multitude de candidats il n’y en eut que quelques rares qui ont bien ressenti la nécessité de ces réponses.

"Bouleau" semble sentir qu’il faut s’occuper aussi du personnage "d’Olga", et pour y parvenir il fait deviner un être symbolique, nébuleux – il voit en elle un personnage incarnant la tentation. "Bouleau" est apparemment un de mes bons lecteurs qui n’ignore pas que, surtout dans mes nouvelles plus anciennes, j’aime faire apparaître de tels personnages symboliques.

Ernő Schwarz surestime en moi l’humoriste lorsqu’il suppose que l’apparition à l’horizon d’un oncle d’Amérique arrangera tout.

István Bokor doit être un homme un peu distrait. D’après lui Paméla meurt, mais aussitôt Oscar aussi se jette dans le Danube – ce qui paraît un peu bizarre, puisque la nouvelle est écrite à la première personne, par conséquent Oscar relaterait sa propre mort.

D’après Terika Koós Paméla meurt et Oscar se réfugie dans la folie. Cela nécessiterait de supposer que l’histoire soit rapportée par un fou – encore heureux qu’elle n’ait pas été écrite par un fou.

Et maintenant je passe à ceux (nommément Edith Rottman, "admiratrice de Karinthy" – allons, allons ! – M. Szlovák, Ferenc Cserveny, etc.) qui avec plus ou moins d’habileté ont présenté une solution à demi acceptable, lorsqu’ils ont deviné qu’Olga et Paméla ne sont pas une et même personne mais des sœurs jumelles, confondues par Oscar.

C’est déjà un progrès. Cela explique au moins les contradictions.

La prime devait aller faute de mieux à un de ceux qui ont trouvé cette solution. Dans ce groupe la meilleure rédaction nous est parvenue de Rózsa Wittenberg, Baja, 5 rue du Four – c’est à elle que nous avons donc adjugé le prix.

Pour ce qui est des candidats le concours est donc terminé. Mais il n’est pas terminé pour moi, qui ne suis pas complètement satisfait de cette solution. Car, après que j’ai lu une montagne d’achèvements proposés – la nouvelle a commencé à m’intéresser et je l’ai donc lue. Et j’ai commencé à faire travailler ma cervelle, et j’ai compris que la solution des jumelles présente un hic, elle laisse une question ouverte à laquelle le fait que Paméla et Olga sont jumelles ne répond pas. En effet, comment se fait-il qu’Olga lorsque Oscar, croyant la rencontrer pour la seconde fois, s’adresse à elle comme à une connaissance, ne l’a pas éclairé sur son erreur ?

Cela ne peut pas s’expliquer par un simple complot. J’y ai réfléchi et j’en ai conclu qu’il existe une et une seule fin définitive imaginable à la nouvelle intitulée Paméla, et j’ai l’honneur de vous présenter cette fin comme suit :

 

X.

 

Elle revient petit à petit à elle, elle me sourit. Mais moi je n’arrivais pas à sourire.

- Qui était cet homme ?...

- Quel homme ?

- Avec toi dans l’auto…

- Moi ? Je n’ai été dans aucune auto avec aucun homme…

- Sale menteuse !

 

XI.

 

Elle n’a pourtant pas menti…

La femme que j’avais vue dans la voiture n’était pas elle – mais sa sœur jumelle, Olga, la gaie et charmante Olga, avec laquelle je l’ai déjà confondue lors de notre seconde rencontre (voir chapitre II.) dans ce restaurant d’été.

Mais comment ai-je appris cela ?

 

XII.

 

Très simplement…

Je l’ai appris par mon frère jumeau Ödön que j’ai oublié de mentionner. En effet Olga m’a confondu avec mon frère jumeau Ödön dont elle est tombée amoureuse. C’était eux deux qui étaient assis dans la voiture, et les deux croyaient que l’autre… Ou plus exactement Olga croyait que Ödön c’était moi, et Ödön croyait qu’Olga c’était Paméla.

Et maintenant nous nous trouvons ici tous les quatre et personne ne sait qui il aime.

Nous nous aimons tous – et c’est ainsi que c’est le plus beau.

 

Színházi Élet, 12-18 juillet1926.

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[1] Le thème de cette nouvelle a été repris dans le recueil "Trucages" sous le titre "Jumeaux"