Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

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Les enfants aiment jouer

Vous allez maintenant vous imaginer que c’est une plaisanterie, que c’est un article, que c’est un croquis, que j’en ai inventé le sujet de toutes pièces, pour en tirer une moralité artificielle ou au bénéfice de quelque tour grotesque.

Dans ces conditions et dans l’espoir que dans l’exercice de mon métier, l’invention de choses qui n’existent pas, je n’ai pas encore perdu les derniers lambeaux de ma crédibilité, ou de la crédibilité du métier, je vais simplement vous exposer les faits nus, sans faire la moindre remarque. J’avoue qu’il ne m’est pas facile d’étouffer mes observations ; ce cas pour moi est vraiment plein d’enseignements, je pourrais écrire tout un livre de commentaires, en démontrant qu’une petite expérience apparemment insignifiante peut éclairer les profondeurs ultimes de l’âme humaine, mais personne ne croira que je n’aurai pas raconté cette histoire pour sa philosophie, mais la philosophie pour l’histoire. Restons-en aux faits nus.

Donc.

J’ai déjà mentionné plusieurs fois que je possède un excellent appareil récepteur à quatre lampes.

J’aime ce petit poste de radio d’une adoration enfantine, il est donc normal que j’attende ou tout au moins je suppose la même adoration de la part des autres, principalement des enfants.

Je ne me suis nullement contenté d’expliquer en long et en large à Gabi, à Tomi et à Gida l’importance de la radio et les mille sources des joies pures dont nous arrosent ses ondes inépuisables. De plus je me suis efforcé de leur faciliter comment tirer plaisir de la radio n’importe quand et n’importe où.

Ça n’allait pas toujours sans batailler. J’ai tenu bon, y compris devant la contestation d’autres membres de la famille : la radio appartient à tous, et même principalement aux enfants. Mais si, mais si, c’est surtout pour les enfants que je me la suis procurée.

Sans ménager fatigues et dépenses, j’ai pour ainsi dire miné l’appartement.

Des fils électriques conduisent de l’appareil vers les coins les plus cachés. J’ai fait installer une ou deux prises dans chaque pièce pour y brancher les nombreux écouteurs achetés, même plusieurs à la fois : qui ne connaîtrait la quintuple multiprise, ce petit outil merveilleux qui permet à cinq personnes d’écouter la radio au même endroit.

J’ai arrangé que les enfants puissent l’écouter au lit, à leur bureau, dans la salle de bains, bref, pour qu’ils puissent capter n’importe où les voix qui parviennent des quatre coins de l’univers.

Et ils s’en sont servis pendant quelques jours. Moi, je m’isolais tranquillement quelque part avec le poste, je réceptionnais des stations et je leur signalais par une sonnerie qu’ils pouvaient occuper leur place aux stations d’écoute.

Au bout de deux semaines on a pu constater un petit attiédissement dans leur intérêt. Il fallait insister auprès des enfants pour qu’ils ne négligent pas la radio.

Après trois semaines on ne pouvait plus convaincre aucun d’eux de s’asseoir avec son écouteur. Envolés mes brillants rêves que la radio développerait splendidement la culture musicale, l’aptitude linguistique et les connaissances générales des enfants !

J’ai tout attribué à l’inconstance de la nature humaine, et je me suis rendu en soupirant à l’évidence.

Or ce matin je pousse par hasard la porte de la chambre des enfants. Ils sont assis, immobiles, mortellement sérieux, autour de leur table. Chacun avec un écouteur sur la tête.

J’ai failli pousser un cri de joie. C’est Gida qui m’a aperçu le premier, l’index sur ma bouche je l’ai prié de ne pas déranger ses deux frères. Mais il a sursauté.

- Papa ! Papa !... Regarde quelle magnifique radio Gabi et Tomi ont fabriquée !

Je me suis approché.

J’ai découvert au milieu de la table une espèce de boîte compliquée construite avec de vieux cartons et des feuilles de journaux, des couvertures arrachées à des livres, ainsi que des ficelles et mes quelques cols durs usagés, assemblés avec des clous rouillés et des bouts d’élastiques. Divers lacets de chaussure conduisaient de l’édifice jusqu’au toit des deux armoires, reliées entre elles par l’emmêlement bigarré de toutes sortes de cordes. Manifestement l’antenne de la magnifique construction.

C’est dans ce bricolage en papier qu’ils ont branché leurs écouteurs.

C’est les yeux brillants, la respiration retenue, immergés dans le charme hypnotiseur du jeu qu’ils se concentraient sur le néant absolu qui régnait dans leurs écouteurs – ils l’écoutaient comme si la musique des sphères résonnait sur une longueur d’onde improbable.

 

Pesti Napló, 8 mars 1927

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