Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
S’endormir
Ça y est… ils ont enfin
arrêté ce maudit piano… je vais pouvoir m’endormir… déjà je sens cette
immersion agréable, semblable à un évanouissement, dans une sorte de matière
tiède et berçante… c’est comme ça que ça se présente… ccomme c’est bien… c’est
ce qu’il y a de mieux dans toute cette vie stupide… dormir… rêver… oui, rêver…
car nous rêvons forcément toujours, même sans le savoir… et c’est ça qui nous
fait dormir…
Oui… nous ne rêvons pas pour dormir, comme l’expliquent ces
imbéciles de psychanalystes… nous ne rêvons pas pour dormir, mais… euh… nous
dormons pour rêver. Tiens, quelle belle constatation… du même genre que cette
autre qui prétend que nous ne mangeons pas pour vivre mais nous vivons pour
manger… comment c’est déjà ? C’est splendide, les bonnes idées qui me
viennent, comme ça, avant de m’endormir !… En réalité il faudrait les
noter car je les oublierai pour le matin… c’est toujours comme ça, j’oublie
mes, comment on dit, mes idées les plus géniales… qu’est-ce que j’aurais pu devenir
si j’avais toujours tout noté…
Bref, euh, de quoi il s’agit ? Ah oui, ça y est, je
sais, je vais m’endormir. C’était bien mon point de départ. Mais après j’ai
pensé à autre chose, à quoi déjà ? Ça me rappelait quelque chose, je m’en
souviens, mais je ne sais plus ce que
c’était. Comme c’est énervant. Il faut absolument que ça me revienne. Sans cela
je vais être incapable de m’endormir. N’est-ce pas inouï ? Que cela puisse
me sortir de la tête, pourtant j’y ai vraiment pensé intensivement, j’avais une
idée si belle, si merveilleuse, une sorte de découverte chaleureuse,
harmonieuse… un grand idéal, si je me rappelle bien… il m’a apporté une paix et
un bonheur, comme jamais… mais que diable ça pouvait bien être ? C’est
affreux, cette pensée a totalement rempli mon être. Moi et cette Pensée
n’étions qu’un, nous deux… et maintenant je ne sais même pas… c’est comme si
j’étais mort… qu’est-ce que ça pouvait bien être ? Il m’est impossible de
m’endormir tant que cela ne me revient pas.
C’est intéressant, j’ai déjà observé plusieurs fois que pour
s’endormir on a besoin d’images agréables. Les images désagréables nous
réveillent comme des piqûres. Avant de s’endormir on cherche toujours une image
agréable, sans quoi on n’y arrive pas. Pourvu que je n’oublie pas de téléphoner
demain sur cette affaire à ce type, à Monsieur Fukasz… quoi ? Flûte, pas à
Monsieur Fukasz, mais à cet écrivain… avec lequel j’ai eu une conversation
l’autre jour… il faut que je l’appelle demain… Mais s’il est parti en
voyage ? Ce serait épouvantable. Je devrais lui passer un coup de fil
immédiatement, pour qu’il ne parte en aucun cas avant demain.
Bref, euh… de quoi s’agissait-il ? Oui, je sais. D’une
idée agréable. D’une idée agréable. Où elle est déjà ? Ah, je sais… elle
est belle… elle est belle, magnifique… le bonheur… belle à réchauffer le cœur…
mais qu’est-ce qu’elle est ? Qu’est-ce que c’est ? Je l’ai sur le
bout de la langue… un instant… elle est belle, elle est belle… mais qu’est-ce
que c’est ?
Ça y est, je sais ! Une fleur !
Des femmes… des femmes… Des fleurs… Des jeunes femmes, des
jeunes filles… Un miracle… Une fleur… Comment cette splendide métaphore colorée
a-t-elle pu me venir à l’esprit ?... L’homme, depuis que l’homme vit sur
la Terre, s’en est-il déjà aperçu ?... À quel point j’avais raison… Une
fleur… une fleur chuchotante, odorante, déhanchée… une merveille !... Un
rêve… Une fleur !... L’aube… amour… orage… aurore boréale… murmure de… de
la forêt… marécage… feu follet… amour… aïe… je meurs… mon cœur palpite… je vais
m’évanouir… et alors… euh… il n’y aura plus rien… dans ce monde… moi non plus…
seulement vous… le clair de lune… loin, dans le ciel… blancheur déhanchée des
nuages… inatteignable… deux yeux en larmes, deux yeux dilatés… prière… bonheur…
je meurs… tout de suite… baiser… fleur…
Oui… c’était magnifique… maintenant… tout de suite… je
m’endors… j’ai trouvé… le vin nouveau… au diable… je voulais dire élixir…
l’élixir du sommeil… la pierre philosophale… le Magistère du bonheur… une fleur
humaine déhanchée… maintenant… je m’endors… oh… sommeil… merveilleux… sommeil…
je ferai… un rêve… merveilleux… rêve… de forêt… de fée… de lune… de feu mollet…
…feu mollet… quoi ?... feu mollet !... mais ça ne
se dit pas comme ça… feu mollet… une lettre doit être fausse !... j’en
suis sûr… feu mollet… oh !... mais non…
Feu mottet !... bien sûr, feu mottet !... tous ces
feux mottets par ici !...
Écoutez, cessez de me contredire. Pardon, une minute.
Wodarka, restez, s’il vous plaît, j’ai à vous parler. Ah, chère Madame, je vous
baise les mains, la grande forme ce matin ? Votre robe vous va à ravir,
mais comment peut-on mettre une jupe bleue sous le frac ? Ça ne se porte
plus de nos jours… en outre, retirez cette chaussure jaune de votre tête… Que
souhaitez-vous ?... que je cesse de jouer du piano pendant qu’on se
parle ?... je vous en prie !... regardez, je peux soulever le piano
d’une seule main… qu’est-ce que je voulais vous dire déjà ?... Ah oui, je
sais, je voulais vous dire que vous êtes une fleur, et c’est vrai… vous ne me
croyez pas ?... Eh bien, regardez… voici ce pot de fleurs… je parie que
vous n’arrivez pas à retirer le pied de ce pot… ha, ha, ha… évidemment, c’est
parce que vous vous êtes enracinée… et que pensez-vous, pourquoi vous avez les
oreilles tombantes comme deux feuilles vertes ?... à côté de la fleur…
alors ? Qui c’est qui avait raison ?! Et maintenant je vais chercher
une cruche d’eau… je vais vous arroser… eh oui !... il faut arroser les
fleurs, Madame la concierge… sinon ça va inonder le troisième étage…
S’il vous plaît, veuillez descendre, les feux mottets ne
veulent pas partir… pourtant il convient de réserver les deux wagons de vin
nouveau… J’arrive de suite, ne dites rien à ce salaud en attendant… je dois
d’abord expliquer ici à la dame qu’elle est une fleur, même si ça la met en
rage, c’est pareil !... Bon, écoutez-moi !... Je sais bien que ça ne
vous empêche pas d’être une femme, mais d’un certain point de vue vous êtes une
fleur… Je vais vous expliquer…
Mais c’est très simple. Écoutez. Prenons, n’est-ce pas, un
pot de fleurs, et disons cinquante-six… Cinquante-six, und siebenunddreissig, cela fait quatre-vingt-dix-sept et demi, macht zusammen hundertfünfzig, et huit.
Écoutez, Monsieur Fukasz, restons-en là. Écoutez, Monsieur Fukasz, parlons
intelligemment, retirez votre pied de cette corbeille à papiers.
Mais Monsieur Fukasz ne fait que cligner des yeux et frappe
ses mains ici et là. Et il se racle la gorge, comme d’habitude. Écoutez,
impossible de se concentrer, je viens de recevoir l’arrêté de l’octroi,
stipulant qu’à compter du premier du mois je suis une fleur. Écoutez, j’en
rougis de honte. Tout au long du Boulevard Károly les gens me rient au nez,
plus personne n’entre dans ma boutique, ils disent que Fukasz n’est pas un
commerçant fiable, on ne peut pas y faire ses achats. Écoutez, avez-vous déjà
entendu une chose pareille ? Moi, une fleur ? Sidérant ! Moi une
fleur !
Bon, bon… bon, bon… Monsieur Fukasz… pour l’amour de Dieu… ne
criez pas tant… plutôt… je retire tout, je fais amende honorable…
Ron… ron…
Pesti
Napló, 10 avril 1927