Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Ainsi PLEUREZ-VOUS

 Pleurer… pleurer… pleurer…

Ce n’est pas aux sanglots graves du violoncelle du poète que vous devez penser. Pas non plus au sens lexical, scientifique du mot, aux secousses psychiques ou physiques qui, sous forme de stimulation exercée sur les poches lacrymales, font secréter un liquide acide des glandes appropriées, procurant un certain soulagement à l’organisme.

Ce terme du jargon budapestois ne recouvre pas exactement la notion. Avec la gracieuse exagération qui est un des plus grands charmes de notre argot, en budapestois le verbe "pleurer" signifie simplement : se plaindre, se lamenter. Ceci et rien de plus, mais le sujet n’est pas épuisé pour autant – le pleur est quelque chose de spécifiquement budapestois, il faut des Budapestois pour le saisir. Pleurer signifie plus exactement : je rencontre quelqu’un, je lui demande comment il va, alors il répond ne pas comprendre comment on peut simplement poser pareille question en ce monde bâclé en six jours, que même le prophète qualifie de vallée de larmes et où de plus on a édifié une chambre de torture spécialement sélectionnée à l’attention de l’interlocuteur. Comment il va ?!... Mon bon Monsieur, c’est épouvantable, la vie est épouvantable… pourquoi le demandez-vous alors que vous le savez ? Alors figurez-vous, dans une branche comme la mienne…

Le pleur est une spécialité hongroise qui n’est comprise nulle part ailleurs. Pour ainsi dire, pleurer et se faire plaindre par l’autre est une convention faisant partie de notre étiquette – cela se veut peut-être une sorte de consolation, dans l’hypothèse que l’autre ne va pas mieux, et apprendre que si moi je crève cela lui causera peut-être quelque joie, eh bien qu’il soit heureux de n’avoir pas à changer avec moi. Bien que, qui sait ? En Amérique, dit-on, la coutume exige plutôt le contraire. Là-bas l’optimisme est de rigueur, la bonne humeur constante, l’aplomb éclatant. Là-bas, une demi-heure avant de se suicider, à la question « how do you do ? » il convient de montrer ses trente-deux dents et de répondre glorious, ce qui veut dire à peu près : « idéalement ! » J’ignore ce qui vaut mieux, peut-être que le pleur du Budapestois n’est pas tant une consolation que plutôt une autodéfense, pourvu que l’autre ne lui demande pas quelque chose. Par contre il est aussi possible que le glorious américain ne soit ni un encouragement ni une incitation, mais la reconnaissance de ce que dans le match de boxe ou de catch de la vie il n’est pas bon de révéler sa faiblesse si on ne veut pas être cogné juste à l’endroit où ça fait mal.

Bien sûr on pourrait répondre par une simple politesse à la question « comment allez-vous ? ». Mais nous sommes trop habitués à l’ancienne réponse juive : « Wie solls gehn ? Schlecht ! »[1] C’est seulement à Budapest qu’a pu naître la blague sur l’homme qui répond avec un geste de renoncement à ceux qui s’enquièrent de son état : « Laissez, c’est horrible ! J’ai acheté un billet de loterie en janvier, il a gagné… J’ai acheté un billet de loterie allemand en mars, il a gagné aussi… » « Quoi ?! Qu’est-ce qu’il y a d’horrible ?! » « Attendez – c’était en mars – et depuis plus rien ! »

Demande au directeur de banque si ça va, il éclatera en sanglots au point que cinq minutes plus tard, gêné, tu chercheras une formule convenable qui te permette de lui proposer la moitié de ton dernier billet de dix pengoes. Puis timidement tu essayeras de le consoler : mais voyons, Monsieur le Directeur général, les experts en économie laissent entendre que les coffres sont pleins à craquer… Particulièrement les vôtres… Eh bien, mon ami, justement, c’est ça le problème ! Nous étouffons dans notre graisse !

Tout heureux, tu cours chez le directeur de théâtre, enfin tu peux le féliciter, il a fait cent guichets fermés. Il t’accueille en pleurs. Oui mais, mon cher ami, avec une telle pièce… Ce n’est pas ainsi que j’avais imaginé les choses dans le temps…Vous savez à quel point je suis idéaliste… J’avais rêvé de monter des chefs-d’œuvre… Mais dans notre temps désolé… Où tout se gâte, tout pourrit… Plutôt que le féliciter, tu te sens contraint de lui exprimer ta compassion parce qu’il ne peut pas jouer la Critique de la Raison Pure de Kant.

La prima donna se sent épuisée. J’aurais bien besoin de repos, mon garçon – si vous saviez seulement à quel point les courbettes me fatiguent et les applaudissements me donnent mal à la tête ! Mon Dieu, si je pouvais me délasser sous le comment-ça-s’appelle d’une petite maison à la campagne…

L’autre jour j’ai rencontré un auteur dramatique. « J’apprends qu’on jouera la centième de ta pièce la semaine prochaine ! » Il a levé sur moi des yeux douloureux et a poussé un soupir. « N’est-ce pas ? La centième… La centième, déjà !... Comme le temps passe !... Nous vieillissons… Nous courons vers la tombe… »

Il y en a qui pleurent parce qu’on ne les laisse pas vivre. Puis ils sautent dans le Danube. Et celui que les sauveteurs repêchent leur reproche de ne pas le laisser mourir.

C’est ça, Budapest. Tout le monde pleure.

C’est une ville inouïe, vous entendez, une ville affreuse, une ville horrible, insupportable… d’où il faut s’exiler… Écoutez, une ville qui a un humoriste tel que moi et qui a le culot de pleurer tout le temps… Évidemment un humoriste ne peut pas vivre tranquille ici… je pourrais pleurer à la pensée que la vie est si dure pour lui… mais passe encore si l’humoriste pleure – mais que diable pleure le poète lyrique qui vit dans le luxe, entouré de respect et d’honneurs parce qu’il pleure ?! Pourquoi pleure-t-il ?! Puisque lui, il pleure d’office ! Alors qu’est-ce qui le fait pleurer ?!

 

Színházi Élet, n°21, 1927.

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[1] Comment voulez-vous que ça aille ? Mal.